Tuesday, August 09, 2005

LA VOIX DU DISCIPLE
Bouddhisme tibétain pour faux débutants

Par Pierre Sogol
professeur d’alpinisme
« S’il suffisait, dit-on, de s’asseoir les jambes repliées
pour connaître l’éveil, toutes les grenouilles depuis le fond
des âges seraient Buddha. »
Claude Grégory,
Dictionnaire du Bouddhisme,
Encyclopaedia Universalis,
Ed. Albin Michel, 1999.


Si mes souvenirs sont bons ( je n’ai pas revu ce film depuis sa sortie en 83 ), La vie est un roman, réalisé par Alain Resnais d’après un scénario de Jean Gruault, s’ouvre sur une séquence où l’on voit un richissime Italien qui, au début du siècle dernier, s’adresse aux amis qu’il a réunis dans une clairière. Il projette d’y faire bâtir un château d’allure baroque où il propose d’amener ceux qui le souhaitent à un bonheur complet et durable. « En effet, poursuit-il, qui peut prétendre être heureux, comblé par la vie qu’il mène, à cent pour cent? Et pourtant, n’est-ce pas le but que nous poursuivons tous: atteindre cette félicité suprême? ».
Il possède, dit-il, les moyens d’y parvenir et convie ceux qui le désirent à en partager l’expérience.
Ce discours effraie quelques membres de l’assemblée mais, parmi les volontaires prêts à tenter l’aventure et qui demeurent, figure un couple de jeunes premiers réunissant la sublime Fanny Ardant et le fringant André Dussolier.
Malheureusement, 14-18, la Première guerre mondiale, va éclater sur ces entrefaites; au terme du conflit, l’ex-millionnaire a perdu une partie de sa fortune et le château, qui est néanmoins sorti de terre, n’est pas aussi grandiose que dans le projet originel. Par contre, les candidats à la béatitude suprême qui pénètrent dans le hall du bâtiment, et dont les rangs eux aussi ont été décimés, sont plus décidés que jamais, après la terrible épreuve qu’ils viennent de traverser et que rappelle l’uniforme d’officier du personnage interprété par André Dussolier.
Une fois les portes refermées, installées dans un salon aux fauteuils confortables, ces victimes consentantes sont invitées à boire la « drogue de l’oubli » qui les plonge dans le sommeil. Par prudence, la divine Fanny Ardant est la seule à ne pas jouer le jeu, vidant discrètement le contenu de sa coupe dans un pot de fleurs avant de faire semblant de s’endormir.
Cependant la cérémonie va suivre son cours, accomplie par des assistants d’origine asiatique qu’un long travelling nous montre évoluer dans des couloirs tendus de pourpre au détour desquels on entraperçoit une statuette de Bouddha, comme si le réalisateur multipliait les clins d’œil en direction des religions orientales.
Après le lavage de cerveau initial, la seconde étape du rituel va consister en un réveil méthodique des perceptions. Ainsi, pour l’odorat, des parfums que l’on devine particulièrement subtils, suaves et capiteux, sont agités au nez des participants, encore à demi-inconscients, immergés dans les effluves qui émanent de baignoires sabot et coiffés d’un bonnet de tissu argenté dont un voile recouvre leurs yeux, masquant leur identité. Pour l’ouïe un quatuor à cordes vient leur donner, en quelque sorte, une aubade...
Le récit n’est pas aussi linéaire chez Resnais mais s’enchevêtre avec deux autres intrigues : d’une part, un colloque contemporain sur la pédagogie qui se déroule dans l’enceinte du manoir; d’autre part, au même moment, les jeux d’un groupe d’enfants dans les bois environnants, à l’origine d’un imaginaire merveilleux, de type médiéval, dont les figures illustrées par Enki Bilal se matérialisent de manière impromptue au détour des sentiers. L’unité de lieu, le château, assure la cohérence de ces allers et retours entre notre époque et les années vingt.
Quand nous y retrouvons une dernière fois nos initiés, ils sont debout et se font face, rassemblés par petits groupes dans une salle et ils portent tous aux lèvres le même sourire béat qui témoigne, comme leur regard figé, qu’ils ont bien atteint le parfait bonheur qui leur avait été promis. Sa précaution a épargné au personnage interprété par Fanny Ardant cette lobotomie affective, cette forme de décervelage, et c’est d’ailleurs à elle, plus… ardente que jamais, que revient le mot de la fin : quand elle déclare au maître de cérémonie italien qu’elle préfère la passion, avec tout ce qu’elle comporte d’excès et son lot de souffrances, à cette ataraxie qui s’assimile à une vie végétative ; autrement dit, elle entend faire de sa vie un roman, non pas une suite de pages blanches, et rejette le nirvâna auquel voilà bel et bien parvenus ceux qui, à ses yeux, ne sont plus que de pâles figurants, après avoir sacrifié ce qui faisait leur personnalité; sa révolte est d’autant plus forte que l’absorption de la drogue de l’oubli a été fatale à son compagnon.
Dans un poème du recueil intitulé La poursuite du bonheur, Michel Houellebecq exprime une position assez proche en ces termes : « Occidental, sentimental, primaire, je n’arrive pas vraiment à sympathiser avec le bouddhisme[…] En d’autres termes je reste un romantique, émerveillé par l’idée d’envol[…] J’estime la chasteté, la sainteté, l’innocence: je crois au don des larmes et à la prière du cœur. Le bouddhisme est plus intelligent, il est plus efficace; il n’empêche que je ne parviens pas à y adhérer. » Ou encore Pierre Gripari qui écrivait dans son Evangile du rien: « Il y a donc, dans l’attitude du renoncement, si sincère qu’elle soit, quelque chose qui cloche, quelque chose qui ne colle pas avec la vraie nature de l’homme. Et c’est là, en définitive, le seul critère qui compte vraiment. Si beau que soit le costume, il ne peut me servir à rien tant qu’il n’est pas à ma taille.[…] La question n’est donc pas à proprement parler morale, elle est psychologique : que la sagesse rende « heureux », c’est bien possible ; mais voulons-nous le bonheur? Sommes-nous faits pour nous contenter, même à ce prix, d’une vie diminuée, d’une sensibilité amortie, d’une émotivité réduite, d’une activité inhibée? Le lâcher-prise universel, la non-dépendance intérieure, la parfaite satisfaction de son être propre, cela existe, c’est sûr, sans remords, sans regrets, sans aucune tentation de revenir en arrière : mais c’est seulement chez les drogués, chez les autistes, chez les schizophrènes. Les maisons de fous sont pleines de sages… ».

Lorsque le premier centre de bouddhisme tibétain fut fondé aux portes de l’Ecosse, en 1967, puis que, dix ans plus tard, un autre s’implanta en Dordogne, les néophytes de l’époque n’en savaient peut-être pas assez pour dégager cette problématique avec précision; aujourd’hui, les nombreux titres du Dalaï Lama en collections de poche ou ceux de son traducteur, Mathieu Ricard, fleurissent au rayon librairie des supermarchés et dans les relais H des gares ferroviaires, promettant sagesse et bonheur au premier passant venu. Dans un article ayant pour sous-titre « Tous bouddhistes ? », le magazine ELLE parlait même de « Dalaï-lama-mania », en octobre 2003, à propos de l’engouement soulevé par la dernière visite de Sa Sainteté à Paris.
En fait, une partie du malentendu provient de la parution, au milieu des années cinquante, des ouvrages, pas moins de dix-huit titres, de l’Anglais Cyril Henry Hoskins, alias Lobsang Rampa T. Les éditions Albin Michel publièrent la traduction du Troisième œil en 1957, soit deux ans avant que Tenzin Gyatso, suite à l’invasion chinoise, quitte le pays sur lequel il exerçait l’autorité spirituelle et temporelle, pour s’exiler dans le nord-ouest de l’Inde. Diffusés ensuite en « J’ai lu », sous la couverture grenat ornée d’une illustration mordorée de la collection « L’aventure secrète », cette pseudo-autobiographie d’un lama tibétain et ses multiples développements ne contribuèrent pas peu à épaissir l’aura de mystère qui nimbait déjà le pays des neiges, de par son isolement politico-géographique, comme en témoignent, en 1960, les visions ascensionnelles du moine Eclair Béni dans l’album Tintin au Tibet. D’ailleurs le dalaï-lama, tout en confirmant la fausseté des fables débitées par le soi-disant Lobsang Rampa, lui reconnaît le mérite d’avoir relancé un certain intérêt des Occidentaux pour la mystique tibétaine.
Aux Etats-Unis, le terrain avait été préparé par l’adaptation cinématographique, signée de Frank Capra lui-même, tirée du best-seller de James Hilton, en 1937, soit quatre ans après sa parution, Lost Horizon qui, en juin 39, fut le premier roman à paraître en édition de poche. Ces aventures dans « la vallée de la Lune Bleue », où des immortels vivent en parfaite harmonie, firent beaucoup pour lever le mystère qui entourait le désormais célèbre pays légendaire de Shangri-la. Soixante ans plus tard, on peut dire sans exagérer que le Tibet à envahi les écrans : Little Buddha de Bertolucci en 1993 ; Sept ans au Tibet de Jean-Jacques Annaud ,en 1997, et Kundun ( nom tibétain du dalaï-lama signifiant « présence » ) de Martin Scorsese ; voilà pour l’histoire récente et son arrière-plan idéologique tandis que des productions à budgets plus modestes permettent d’embrasser tout l’espace subhimalayen d’Ouest en Est : le Ladhakh avec Samsara du réalisateur indien Pan Nalin, sorti en 2001 avec ce sous-titre: « Satisfaire mille désirs ou en dominer un seul »; le Népal avec L’Enfance d’un Chef du Français Eric Valli (1999) ; enfin le Bouthan avec La Coupe de Khyentse Norbu (1999), qui égratigne au passage l’institution monastique, et, du même réalisateur, Voyageurs et magiciens en 2004. Devant la multiplication de ces films, Odon Vallet écrivait dans Le Monde, en novembre 97 : « Avec ses pics inaccessibles et ses neiges immaculées, le Tibet représente dans notre imaginaire, l’ultime refuge de la transcendance[…] C’est la nouvelle Haute Terre sacrée de l’humanité[…] Car le lamaïsme tibétain, riche en couleur, en musiques et en processions est la forme du bouddhisme la plus adaptée au cinéma et la plus proche des anciennes splendeurs de la liturgie catholique. ».
L’ennuyeux est que cette réputation usurpée de mystère et d’occultisme continue à envelopper les lamas expatriés qui se voient prêtés toutes sortes de pouvoirs supranormaux : clairvoyance, lévitation, télépathie, télétransportation… Tout y passe alors qu’il ne s’agit que de manières de dire, de façons de parler propre à la langue imagée et symbolique des Orientaux, surtout lorsqu’il s’agit de tout ce qui relève du champ que nous qualifions de religieux. Répétition – entrez-vous bien ça dans la tête – langage fleuri d’images, recours systématique à l’hyperbole – le plus beau, le plus parfait, le joyau qui exauce tous les souhaits… - et au merveilleux – à commencer par les vies légendaires du Bouddha – ne sont que des moyens mnémotechniques destinés à frapper l’imagination des auditeurs, encore plus souvent que de lecteurs. Il ne s’agit donc pas prendre au sens littéral, au pied de la lettre, des expressions qui ne font qu’essayer de rendre au plus près des réalités d’ordre psychique, des états de conscience par exemple. « Rites, symboles et déclarations énigmatiques ne sont qu’un voile aisé à soulever pour quiconque est animé d’un puissant désir de savoir. Les maîtres spirituels tibétains n’ont jamais caché ce fait et leur discipline a toujours consisté à amener leurs élèves à saisir le sens réel des enseignements qui leur sont présentés en un langage fait de rites imagés apparentés à des rébus », peut-on lire dans une note bibliographique qui figure sur le site consacré à Alexandra David-Néel.
Pourtant, gagnée à son tour par l’atmosphère magique prégnante qui régnait sur les hauts plateaux himalayens, la « femme aux semelles de vent » rapporte, dans ses souvenirs de voyages, y avoir croisé un moine messager se déplaçant par de prodigieux bonds successifs, un peu à la manière de Hulk dans une récente adaptation cinématographique, et avoir été accompagnée durant plusieurs semaines par un jeune moine qu’elle avait elle-même « émané ». Auto-suggestion? Ivresse des sommets? De la même façon, l’histoire des mentalités nous apprend que nos ancêtres voyaient bel et bien nymphes et naïades qui peuplaient bois et rivières, et qu’au Moyen Age, il n’était pas rare de croiser démons et sorcières sur son chemin tant, selon la formule d’Emerson, « La joie de l’esprit indique sa force ».
Malheureusement, cruelle ironie du sort, quand les soldats de l’Armée rouge, tels les vikings d’Astérix et les Normands qui croyaient que la peur donnait des ailes, ont demandé par dérision à des lamas de se jeter du haut de falaises, le résultat de ces crash-tests n’a pas été très concluant.
Entre autres détails, un schéma tibétain, « Sur le sentier de Samatha », montre un moine, s’engageant sur le chemin de la pacification de l’esprit au moyen de la méditation, en train de poursuivre un éléphant accompagné d’un singe. Tout le monde s’accorde à reconnaître dans le pachyderme une représentation de l’esprit et dans le singe les distractions; un peu plus loin, ils seront rejoints par un lièvre, expression de la torpeur subtile. Pratiquement au terme de ce sentier sinueux, le moine flotte dans les airs, accroché à sa toge, ce qui manifeste son extrême bien-être et non pas l’acquisition d’un quelconque pouvoir miraculeux que, surtout, il serait interdit de manifester en public: quiconque a tiré quelques bouffées sur un joint connaît cette impression de planer.
Il n’en reste pas moins vrai qu’en demeurant quelque temps dans l’entourage immédiat d’un lama, on se sent assez vite gagné par ce sentiment d’apaisement et de détachement qu’à l’occasion de la sortie de ses Entretiens avec le Dalaï-lama Jean-Claude Carrière disait ressentir quand il séjournait dans un centre bouddhique; à tel point que ses amis, en le voyant revenir tout radieux, lui demandaient son secret et où il était parti en vacances, ou qu’un des miens se demandait plaisamment, lui, ce qu’ « ils » mettaient dans la soupe. Ce même ami, Jean pour ne pas le nommer, disait également que dans ces instituts qui éclorent en Europe vers la fin des années soixante-dix, comme autant de sas de décompression pour les routards que les chemins de Katmandou avaient mené au bouddhisme, donc que pour beaucoup d’entre eux, s’ils n’avaient pas rapporté le Dharma – l’enseignement du Bouddha – dans leur sac à dos, cela se serait terminé par la camisole de force.
En ces temps héroïques, certains couraient les initiations conférées par les grands maîtres comme des drogués en manque - qu’ils étaient parfois… - parce que « ça dépotait », c’est-à-dire que le rituel agissant sur les couches primitives du cerveau donnait naissance à des effets secondaires assez psychédéliques, il faut bien le dire. Jean, toujours lui, prétendait aussi que lorsqu’il sortait d’une demi-heure de zazen, la moindre nuance d’agressivité dans un regard lui faisait l’effet d’un coup de revolver. Toute une génération nourrie par les dessins de Sergio Macedo (!), les récits de Carlos Castaneda, la musique de Pink Floyd et la science-fiction, a fait les beaux jours de l’introduction du bouddhisme en Occident. Cette faune haute en couleur était subjuguée par l’apparat lamaïste, fascinée par les riches coloris des tangkas, ces brocarts où figurent les innombrables divinités du panthéon tantrique, envoûtée par la psalmodie interminable des rituels tibétains, en version originale, cérémonies à rallonges ponctuées d’effets de voix, de coups de cymbales, du rythme régulier des tambours tendus de peau, tandis que les mains des officiants dessinent dans l’air chargé d’encens des moudras ou bien agitent des clochettes et des damarous, petits tambourins à deux faces que viennent frapper alternativement deux perles retenues par un lien, hypnotisée par la récitation prolongée de mantras, formules cabalistiques en sanscrit, perdue dans les méandres de visualisations sophistiquées où des gerbes de lumière jaillissent de syllabes multicolores pour s’enrouler autour d’entités translucides, où des flots de nectar tiède débordent jusqu’à emplir tout l’espace, sous une pluie de diamants, balayée par un raz-de-marée de bénédictions superlatives et d’offrandes étranges, comme les tormas, ces gros gâteaux coniques en pâte d’amande, ornés de flammes, et qui semblent relever d’une autre dimension, et puis, quand à bout de souffle, court-circuitée, l’imagination perd pied, invitée à demeurer mentalement dans ce vacuum sidéral.

L’effet était d’autant plus puissant que les centres de bouddhisme tibétain étaient pour la plupart perdus en pleine nature, installés dans d’anciens corps de ferme, des manoirs ou des édifices religieux désaffectés, autant d’havres de paix permettant, selon l’expression consacrée, de se ressourcer. Chacun y trouvait facilement sa place, d’autant plus que l’observance plus ou moins stricte des cinq préceptes de base du bouddhisme – ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas avoir d’inconduites sexuelles, ne pas prendre d’intoxicants – assurait à l’ensemble une relative harmonie en désamorçant les sources de conflits inhérents à la cohabitation qui, à la même époque, ont fait voler en éclats les communautés d’inspiration libertaire.
Les préposés à la tambouille improvisaient une cuisine végétarienne, ne pas tuer oblige, qui fit dire à un bénévole que le prix des repas aurait dû être plus élevé puisque les hôtes de passage ne pouvaient pas s’offrir le luxe de respecter à la lettre cette diète quand ils regagnaient leurs pénates. Ce régime végétarien pur et dur permettait tout de même de réaliser de substantielles économies réinvesties, comme ce que rapportait l’hébergement, dans l’entretien des locaux, les dons et donations étant aussi les bienvenus: on a refait la plomberie, les sanitaires, installé le chauffage… Les « résidents », qui obtenaient ce statut envié en échange de quelques heures de travail quotidien, fournissaient la main d’œuvre, jusqu’à ce que, assez récemment, l’URSSAF vienne y mettre son grain de sel, aujourd’hui on dit plutôt les « bénévoles »; leur nombre s’est vu limité à partir du moment où il a fallu les déclarer, leur recrutement plus exigeant privilégiant le professionnalisme au détriment d’un amateurisme bon enfant. Par exemple, des secrétaires de direction en rupture de ban ont repris en mains la gestion administrative et financière de ces centres régis par la loi de 1901 sur les associations à but non lucratifs, avec une efficacité redoutable. La restauration puis la rénovation des bâtiments ont été confiées à des jeunes compagnons du devoir ou bien titulaires de CAP ou d’un BEP de charpentier, de couvreur, etc. Des artistes peintres ont décoré les « gompas » (temples). Des architectes ont bénévolement dessiné le plan des annexes et des extensions.
Des programmes et des revues sur papier glacé avec des illustrations en couleur ont remplacé les bulletins de liaison ronéotypés. L’informatique a encore accéléré cette modernisation. Dès qu’un lama donne un enseignement public, le plus souvent dans sa langue natale, ses propos sont traduits au fur et à mesure pour les auditeurs. L’enregistrement de cette traduction est ensuite mis en forme par écrit afin de constituer un recueil publié au compte du centre lui-même et, de même que le texte des différentes pratiques, disponible à la Boutique. Cette « boutique » constitue d’ailleurs le plus important chapitre de la colonne « revenus » des budgets; on y trouve pêle-mêle : ouvrages spécialisés, cartes postales et affiches représentant divinités et mandalas, photographies des grands Maîtres, dalaï-lama en tête, statuettes et objets rituels, du chapelet au moulin à prières en passant par l’indispensable encens, enfin de l’artisanat tibétain. Peuple industrieux, les Tibétains sont en effet doués d’un sens du commerce qui, dans La Baleine blanche, fait l’admiration de Jacques Lanzmann.. Dans ce roman paru en 1982 et qui s’inspire des nombreuses randonnées que l’auteur a effectuées au Népal, celui-ci s’étonne de la facilité avec laquelle les réfugiés tibétains ont battu à plate couture les Hindous sur un terrain où jusque là ils n’avaient pas de rivaux, celui de la spiritualité orientalisante. En Occident, cela s’est traduit par un regain de l’édition et des collections spécialisées , et les librairies, improprement qualifiées d’ésotériques, prospèrent dans les artères commerciales des grandes villes avec, parfois, un sens certain de l’à-propos : ainsi, Le moine et le philosophe est suivi, peu de temps après, par Le moine et le lama, au titre encore plus explicite, ou bien les éditions BDLys proposent un très suggestif Dharma Soutra illustré (sic), préfacé par le professeur Jean-Pierre Schnetzler qui plus est. La publicité s’est bien sûr emparée du phénomène, faisant du mot « zen » un synonyme à résonance métaphysique de l’adjectif « serein » tandis que le dalaï-lama vendait, dit-on, son image pour une campagne de la firme IBM.
Bref, à la période « Peace & Love » a succédé un « New Age » beaucoup plus… terre à terre, selon le cliché qui veut que l’ancien hippy se soit reconverti en homme d’affaires avisé. Les centres et instituts d’étude du bouddhisme tibétain ont suivi le mouvement, beaucoup prenant l’habitude de mettre leurs locaux à la disposition de stages liés, de près ou de loin, à la quête d’un mieux-être, en particulier pendant l’été. Le hatha-yoga s’y décline sous toutes ses formes, parfois les plus inattendues (yoga et non dualité, yoga et massages), côtoyant l’expression corporelle (chant, danse, mime et théâtre), le « counselling » (« accompagnement par la parole et le toucher » dit la brochure), la chiropraxie, l’Eutonie (dont on sait seulement qu’elle vient du grec eu - juste - et - tonos - tonus – et est enseignée dans une école, en Suisse…), la sophrologie, la relaxation, l’accompagnement des mourants et du deuil, etc. L’Extrême-Orient est représenté par des disciplines comme le Feng Shui, le Shiatsu, le Taï-chi Quan, le Qi Gong (?) et les arts martiaux. Enfin, la médecine tibétaine concurrence le dessin, pompeusement rebaptisé « art sacré de l’Himalaya », c’est-à-dire la représentation des Bouddhas et des divinités qui ornent les « thangkas », ces tentures qui n’ont pas qu’une fonction purement décorative mais servent de support à la pratique des visualisations accompagnant les méditations. On trouvera une description savoureuse mais assez juste de l’ambiance qui règne pendant ces camps de vacances tout à fait particuliers dans le récit de la romancière allemande Doris Dôrrie, Bouddha & Cie, à l’occasion de ce qui semble être un enseignement de Sogyal Rimpoché au village des Pruniers, centre du Vietnamien Thich Nhat Hanh situé au sud-ouest de Bergerac. Ainsi, sensible à ce qu’il y a d’insolite à psalmodier des prières en tibétain au cœur de la Dordogne, le narrateur établit un rapprochement avec sa surprise s’il entendait des chants grégoriens retentir sur les contreforts de l’Himalaya. Evoquons aussi la sympathique silhouette du pionnier Arnaud Desjardins dont le premier ashram, en Auvergne, est devenu un centre pour la maintenant traditionnelle retraite de trois ans de la lignée Kagyupa et qui, sur la couverture d’A la recherche du soi (!), paru en 77, pose en pied, drapé dans la bure d’un swami, symbole vivant de la rencontre que Kipling disait impossible entre Orient et Occident.
L’attrait pour les philosophies orientales permet aux instituts tibétains, à l’occasion d’une conférence sur le bouddhisme ou d’une présentation de la méditation, de renouveler et d’entretenir leur audience, sans compter la venue périodique et très rassembleuse de hauts dignitaires du lamaïsme. Quand des initiations tantriques sont annoncées, ils sont sûrs de faire salle comble tant ces deux mots semblent, à eux seuls, exercer comme une influence magique, un puissant magnétisme. A ce moment-là, l’hôtellerie tourne à plein rendement, il faut même rajouter des couverts et déplier les tentes pour accueillir tous les curieux, parfois eux-mêmes assez singuliers. D’où l’habitude de fonctionner comme des centres d’hébergement qui s’autofinancent, grâce à quelques grands événements ponctuels, et la multiplication de ces implantations aux quatre coins du pays, avec finalement peu de différences d’un endroit à l’autre.
La clé du succès consiste à préserver l’aura de mystère qui nimbe les représentants du clergé tibétain, tout en respectant à la lettre un cérémonial maintenant bien rôdé, à l’occasion de leurs rares apparitions. Quand on a l’aubaine d’en croiser un, il convient de pencher le buste légèrement en avant, les mains jointes, tandis qu’un large sourire de circonstance illumine votre visage. Leur moindre éclat de rire est une bénédiction pour les disciples qui se prosternent quand ils pénètrent dans le temple et assistent aux enseignements assis en tailleur sur des coussins. Les places de devant sont bien sûr les plus convoitées, pour mieux profiter des vibrations et de l’énergie. Les entretiens particuliers sont parfois longs à obtenir tant il y a de queue et les traducteurs confient qu’ils portent moins sur des points de doctrine que sur des problèmes personnels d’ordre sentimental ou professionnel. Pour vendre du bouddhisme tibétain, car c’est bien de cela qu’il s’agit, beaucoup ont intuitivement compris qu’il ne fallait pas tuer la poule aux œufs d’or: la fascination pour l’exotisme. D’où ce respect d’une étiquette quelque peu désuète sous nos climats. Dans de nombreuses institutions, autrement dit à quelques exceptions près, ce souci du décorum conduit donc au maintien à tout prix de la langue tibétaine lors des offices, alors même que le texte de la plupart des prières a déjà été traduit. Si cela se comprend du sanscrit, lors de la récitation des mantras, ces formules dont la vibration elle-même est censée véhiculer une influence plus ou moins magique, faut-il rappeler que, malgré ses sons gutturaux caverneux à souhait, le tibétain n’a jamais été à proprement parler une langue sacrée. L’argument invoquée est celui du respect de la Tradition, soit, mais quelle tradition puisqu’en l’occurrence le Bouddha lui-même ne s’est jamais exprimé en tibétain, que l’on sache, et que la plus grande partie du travail des pères fondateurs du bouddhisme au Tibet, a consisté en un travail de traduction des maîtres indiens, à partir du VIIème siècle de notre ère et à commencer par le légendaire Padmasambhava? Disciple de Tilopa, via Naropa et Maitripa, au Xième siècle, le maître du poète-ermite Milarépa était surnommé Marpa « le traducteur ». Alors, il ne faut pas être plus lamaïste que les lamas : oui à la messe en français ; non aux sous-titres.
D’ailleurs, assez curieusement, au contact de l’Europe, le bouddhisme semble avoir perdu cette faculté d’adaptation aux mœurs locales, ce mimétisme qui a toujours constitué sa grande force de pénétration et non le moindre de ses charmes insidieux. La symbiose n’a pas eu lieu; au contraire , le « bouddhisme tibétain » s’est presque immédiatement figé en un culte à part entière alors qu’il ne s’agit après tout que de bouddhisme pour les Tibétains, comme les lamas eux-mêmes se plaisent à le rappeler. En particulier le tantrisme, ce fameux « vajrayana » (véhicule du diamant), qui, sous l’influence de l’ancienne religion de caractère chamanique, le Bonpo, n’est jamais qu’une pédagogie destinée à mettre le bouddhisme à portée des gardiens de yaks – sans que cette expression ait la moindre nuance péjorative. A ce propos, il faut espérer qu’avec la parution, au premier trimestre 2002, de la Petite encyclopédie des divinités et symboles du bouddhisme tibétain de François Jacquemart (alias Tcheuky Sénguè, une autre manie!) aux éditions fort judicieusement nommés Claire Lumière, eh bien il faut donc espérer que les adeptes des Tantras seront heureux, cet ouvrage entre les mains, de défricher la « forêt de symboles » - et ce n’est pas peu dire – qui tapisse de fond en comble leurs pratiques. Dût Le livre des morts tibétains, le fameux Bardo Thödol, en perdre une partie de son mystère, seul le dévoilement du sens allégorique de ce foisonnant panthéon lamaïste, avec ses accessoires - du style flûte percée dans un os de tibia humain ou crâne utilisé en guise de coupe… -, seule sa traduction « dans un langage que nos esprits contaminés d’Européens puissent comprendre » qu’Antonin Artaud appelait de ses vœux dans son « Adresse au Dalaï-Lama », peuvent nous atteindre durablement. Même si, occasionnellement, les couches magiques les plus profondes de l’inconscient occidental sont encore réceptives aux effets de manche accrocheurs, la compréhension conceptuelle doit succéder à cette émotion d’ordre poétique, tant il est vrai que : « C’est dans et à travers la poésie, dans et à travers la musique, que l’homme entrevoit les splendeurs situés derrière le tombeau. » (à nouveau Baudelaire).
Pourtant, assez répandu dans le petit monde du bouddhisme tibétain, l’excès contraire consiste à faire de l’habitant du haut plateau septentrional de l’Himalaya l’un des derniers avatars du mythe du « bon sauvage » cher à Jean-Jacques et à nos philosophes du XVIIIème, « écolos » avant la lettre. A vrai dire, on assiste même à une véritable apologie de la mentalité primitive, qui sait goûter les joies simples qu’offre la nature et communie en toute innocence avec les éléments et les puissances cosmiques, un peu à la manière de Dersou Ouzala, alors que notre culture sophistiquée a châtré nos instincts, faisant de nous des intellectuels – ce qui est déjà un reproche – incapables de ressentir sans se poser de questions et chercher à tout analyser, tel le capitaine Arseniev du film de Kurosawa. Et puis quelle joie de vivre chez ces peuples démunis du superflu et qui rient de toutes leurs dents pour un rien! A se demander si « la môme néant » de Jean Tardieu ne serait pas leur cousine éloignée, celle « qu’a dit rin », « qu’a fait rin » et « qu’a pense à rin » parce qu’« A’xiste pas. », quand nous autres, imbus de nos personnes, nous nous campons sur nos principes. On en arrive même à un élitisme à l’envers dont le credo reprend la célèbre formule évangélique : « Heureux les simples d’esprit car le Royaume des Cieux est à eux. »
Mais laissons un instant la parole au spirituel, à plus d’un titre, Prajñananda (alias René Joly, décidément!) qui, en 66, créa son propre monastère en Seine et Marne et, en 84, notait ironiquement dans ses « Propos » (publication du Centre d’Etudes du Dharma) : « Comment a-t-on pu arriver à ces autels surchargés, à cette quincaillerie au milieu de laquelle trône un enfant Bouddha auréolé d’un tube circulaire de néon luminescent?
Non pas que brûler de l’encens, offrir des fleurs, se prosterner ne laisse pas de traces « favorables », des « vasana », des parfumages du mental, mais que ces pratiques ne deviennent pas prédominantes.
L’homme a besoin de béquilles, certes, mais elles ont deux dangers : elles peuvent s’enraciner, pousser des lianes qui vont ligoter le béquillé, ou alors elles peuvent casser et c’est la chute et peut-être la fracture ! » ; ou encore : « Les fous! Ils sculptent des statues et devant lesquelles ils brûlent de l’encens, offrent des nourritures, prient, remercient… Quelquefois ils en font d’horribles, avec des dents de vampires, les yeux exorbités, entourés de flammes, et ils ont peur!
Le monde des formes n’est-il pas déjà assez compliqué?
Symboles, direz-vous? Oui « jetés avec », jetez donc! Les symboles peuvent être des chaînes.
Faut-il adorer les poteaux indicateurs? Prendre le doigt qui montre la lune pour la lune? »; enfin: « Il y a quelques quinze ans, nous avons connu un « lama » tibétain, Tulkou, bien entendu ( « Rimpoche, vous souvenez-vous de vos existences antérieures ? – En réponse, un grand éclat de rire!). Bien que connaissant très bien le français, il n’enseignait pas [ Il doit s’agir de Dagpo Rimpoche qui, depuis, a fini par céder aux sollicitations d’un aéropage, composé principalement de jeunes femmes, qui l’idolâtrent littéralement. N.d.A.]. Nous lui demandâmes: « Pourquoi n’enseignez-vous pas? ». Il répondit: « Le Bouddhisme tibétain est bon pour les Tibétains, du pays des dévas et des démons, terre de la magie; il n’est pas fait pour les Français. »
Mais il y a des Français qui sont tibétains! »
En effet, donc vive le Tibet, libre de préférence, et les Tibétains ! Plantons des mâts, accrochons-y des bannières de prières, alignons les moulins d’OM MANI PADME HOUNG, dussent-ils être électriques, comme celui qui tourne à Dhagpo Kagyu Ling, en Dordogne, près des grottes de Lascaux, érigeons des stupas, ces reliquaires que le capitaine Haddock, à la recherche de Tchang, a bien du mal à contourner par la gauche dans une séquence d’anthologie… Bref, « tibétanisons-nous ». Il existe, paraît-il, en Bourgogne cette fois, un temple aux mille Bouddhas pour la décoration duquel des artistes d’origine bouthanaise ont spécialement fait le voyage. Pendant ce temps-là, on fait la quête pour les réfugiés qui ont dû fuir le pays des neiges. Aux portes de l’Ecosse, anachronisme géographique, le temple de Samyé Ling, un des plus anciens sans doute, une rivière qui baigne ses pieds, est tout à fait spectaculaire; on n’y craint pas le choc des cultures puisque, pendant l’été 98, j’y ai inopinément assisté aux cérémonies de mariage de la fille de l’un des fondateurs, Dr Akong Toulkou Rimpoché, avec un jeune autochtone aux longs cheveux blonds: les soieries et les broderies des tuniques tibétaines rivalisaient avec les kilts et les baudriers, les trompes avec les cornemuses, tandis qu’une somptueuse Rolls-Royce, sans doute louée et apprêtée pour l’occasion, attendait le couple à l’extérieur. L’école guélougpa n’est pas en reste avec ce temple massif qui jouxte le monastère de Nalanda, près de Toulouse, l’ouverture d’une souscription pour l’érection d’une statue de Maitreya, le Bouddha du futur, de cent vingt-huit mètres de hauteur, dans le Bihar, l’un des états le plus pauvre de l’Inde, et la dissidente Nouvelle Tradition Kadampa qui s’est ouvertement donné comme objectif la réalisation du plus grand nombre possible, un peu partout dans le monde, de « Temples de la Paix » dont le modèle est un genre de Mandarom qui tient d’une soucoupe volante à géométrie variable.
Tout ce folklore est donc l’occupation d’un créneau économique mais répond aussi à un parti-pris idéologique, anti-idéologique serait d’ailleurs plus exact, retour aux sources… de l’Indus! [ tant pis si Paul Valéry trouve que ponctuer de points d’exclamation revient à rire de ses propres plaisanteries ]. A ce titre, l’histoire encore récente des débuts du centre Drouk Toupten Tcheukhor Ling est révélatrice du climat général. Situé en plein cœur de la Bretagne, pratiquement à la jonction de trois des quatre départements qui constituent cette Région amputée, en 68, de sa capitale historique, Nantes, au lieu-dit Bel Avenir, ce n’était, il y a à peine un peu plus d’une quinzaine d’années, qu’un corps de ferme en U où, à l’orée de la forêt de Quénécan, se réunissait une joyeuse bande de quarantenaires, tous plus ou moins divorcés, avec quelques jeunes enfants. Ils se disaient disciples du Dzogchen du permissif Namkhaï Norbu, détenteur d’une tradition, comme le dit la jaquette d’un de ses livres, « d’indépendance dont l’esprit est la présence nue au cœur de tout » y compris, sans doute, du gwen-ru, nom breton parfois donné au vin rouge. Les soirs de week-ends, les hommes se retrouvaient au café-épicerie de la mère Michelle, à l’entrée du village. C’est peut-être au cours d’une de ces réunions qu’ils conçurent le projet, qu’ils mirent ensuite à exécution, de construire au beau milieu d’un champ une maison sur pilotis complètement opaque dont le seul lien avec l’extérieur était une lointaine bouche d’aération. Ce pavillon aux ouvertures méticuleusement condamnées devait servir à effectuer la traditionnelle retraite dans l’obscurité totale propre à l’école Nygmapa, branche à laquelle se rattache le Dzogchen. Il paraît même, à ce qu’on dit, qu’un ou deux téméraires tentèrent cette expérience de privation sensorielle pendant plusieurs semaines. Après que la maison fut livré à l’abandon, on se demandait encore ce qu’ils étaient devenus… Bref, on s’amusait bien! Le barbu bourru qui tenait les fourneaux avait cuisiné dans les meilleurs établissements de la côte atlantique et donnait aux plats les plus simples une saveur exquise.
Ces philanthropes décidèrent d’ouvrir leur logis au public: une pièce puis toute une aile de la ferme initiale furent aménagées en temple, un dortoir et des sanitaires installés dans le corps du bâtiment, les lamas de passage disposant d’une chambre, dans l’autre aile, au-dessus du réfectoire. Leur karma voulut qu’au même moment, en 82 exactement, Albin Michel publia, dans la collection de poche à couverture rouge « Spiritualités vivantes », Le Fou Divin de Drukpa Kunley, « yogi tantrique tibétain au XVIème siècle ». L’éditeur présentait lui-même l’auteur comme : « le saint le plus populaire du Tibet ». On dirait aujourd’hui un Milarépa déjanté : « ce Yogin voyageur et moine rabelaisien passe par toutes les vicissitudes et tous les plaisirs de la vie », bière se disant chang, en tibétain, « une introduction simple aux mystères du Tantra, sans prôner pour autant une discipline ascétique ». Enthousiasmés, les bouddhistes bretons se mirent immédiatement en quête d’un lama appartenant à cette lignée, les Droukpa Kagyus, pour patronner leur centre à l’état naissant. Ils le trouvèrent en la personne de Dongsé Thouksé Rimpoché, un maître d’un âge vénérable établi en Provence et dont la lointaine ressemblance avec le sensaï de Karate Kid put donner le change pendant le peu de temps qu’il lui restait à vivre.
Par contre, il apparut assez rapidement que son successeur, Khempo Yeshe Chodhar, diabétique, massif et myope comme une taupe, dont il avait les fines moustaches, n’était pas à proprement parler un « dragon fou ». Toujours flanqué d’un moine-serviteur - gorille à l’air poupin qui devait bien peser une tonne -, le Khempo ( titre universitaire qui équivaut à docteur en théologie ) était d’un rigorisme étroit et rigoureux. Michel Tournier venait de rapporter, au dos d’un livre de photographies, l’anecdote selon laquelle Milarépa se serait étonné de voir Marpa, son gourou qui lui enseignait pourtant le détachement, tout étant illusion, fondre en larmes suite à la perte d’un fils: « Oui, mais tu vois, ça, aurait répondu Marpa, c’est une super-illusion. ». Le Khempo, qui avait un sens de l’humour tout à fait particulier, insista lourdement, lors d’une séance de questions-réponses, pour préciser que cet aveu, bouleversant par sa profonde humanité, était tiré de son contexte et qu’il était impossible qu’un être réalisé comme Marpa ait pu laisser ainsi voir un seul défaut dans sa cuirasse.
Pourtant, cette austérité plut à un jeune Vendéen idéaliste qui devint son disciple. Pur et dur au point d’accomplir son service militaire en tant qu’objecteur de conscience, cet intégriste, tendance Frollo, apprit le tibétain, se fit moine et se mit en tête de reprendre en mains l’organisation du centre encore à ses premiers balbutiements : finies les parties de jambes en l’air sous les combles, juste au-dessus du temple, sacrilège la petite clope de tabac à rouler que l’on fume sur le seuil de la cuisine, terminées les discussions autour de la table quand un lama est au-dessus ou les petits coups de rouge derrière la cravate… Excédé par ces interdits, le propriétaire des lieux fini par les céder au Khempo puis les quitta avec ses compères pour de nouvelles aventures, laissant sur place le Vendéen, retranché sur son bon droit – d’un point de vue strictement bouddhique – et ses certitudes, accomplissant ses dévotions dans une baraque en bois, à l’autre bout du terrain.
Depuis 87, et toujours en proie à son problème d’identité, Tinlé Tenzin – on ne le connaît plus que sous ce nom – a le mérite d’avoir fait de l’endroit un petit Tibet au cœur de l’Armorique. Le joyau en est un insolite stupa qui abrite en son sein, entre autres, une statue très kitsch de Padmasambhava. Un nouveau temple a été construit, des dépendances ajoutées, et des petites maisons pour les retraites parsèment la campagne environnante. Une troupe théâtrale s’est déplacée pour donner une représentation des mystères tibétains et tout le bataclan. Le Centre organise régulièrement, pendant l’été, un pèlerinage au monastère d’Hémis, au Ladakh, où réside Sa Sainteté le douzième Gyalwang Drukpa, chef spirituel de la lignée Drukpa Kargyud, qui a trouvé le filon et a fait de Drouk Toupten Tcheukhor Ling, où il se rend à l’occasion, son siège en Europe.
J’étais présent lors de sa première visite, en avril 87 ; c’était un jeune homme de vingt-quatre ans, fort timide et au demeurant fort sympathique. Le matin, alors qu’il descendait au temple pour y délivrer son message, on se rendit compte que ses chaussettes avaient pris l’eau, victimes de l’humidité ambiante. Il était hors de question que Sa Sainteté aille pieds nus ou enfile des chaussettes, propres certes, mais ayant déjà été portées antérieurement. Il fallut attendre qu’on ramenât du village voisin une nouvelle paire de chaussettes lie-de-vin. A présent qu’il foule le tapis rouge que déroule sous ses pas son fidèle et dévoué Tenzin – plus tibétain, tu meurs – j’espère que les chevilles de l’auteur du poème autobiographique « Ma Folle Histoire » n’ont point trop enflées. En tout cas, on imagine mal ce rejeton du « fou divin » en pilier de tavernes ou courant la gueuse et la révolution morale qui s’est opérée à Bel Avenir illustre bien la confusion qui règne entre la culture tibétaine et le bouddhisme proprement dit, empêchant toute véritable assimilation. A ce sujet, dans son essai L’Euphorie perpétuelle, Pascal Bruckner s’interrogeait en 2000 : « sur le succès médiatique du dalaï-lama, chez nous, contrepartie de son relatif échec politique. En faisant le pari de populariser le bouddhisme pour défendre la cause tibétaine, il a peut-être commis un contresens : il a réussi à faire du premier une mode en l’adaptant et en l’édulcorant, il a évacué la question du second […] Sans préjuger de l’avenir, je ne suis pas certain que le bouddhisme et le peuple tibétain aient beaucoup gagné à cette promotion. » .
Quatre ans plus tard, le phénomène ne se dément pas. Ainsi, lorsque « France télévisions » édite, en mai 2004, un DVD sur l’histoire du Tibet, de 1938 à nos jours, en passant par l’invasion chinoise, la deuxième partie du disque présente l’intégralité de la conférence publique d’Océan de sagesse, titre d’origine mongole, donnée à Bercy en octobre 2003 avec comme titre l’Art du Bonheur. Le programme de la semaine parisienne comportait: une introduction au bouddhisme, la conférence publique portait sur la paix intérieure et la paix universelle, des enseignements, louange à la vacuité et commentaires à propos de l’esprit d’éveil, enfin l’initiation d’Akshobya. Ce menu copieux est à la limite du racolage au chantage affectif; Philippe Sollers, lui, appelle cela « débiter des sornettes » et, à l’occasion d’une autre visite, le Canard enchaîné avait rapporté l’étonnement de Claude Allègre qui accompagnant alors Lionel Jospin, avait déclaré qu’il suffisait que Tenzin Gyatso formule deux ou trois aphorismes frappés du sceau du bon sens pour que quatre ou cinq personnes se convertissent.
D’ailleurs, interrogeant Amazon.fr sur la bibliographie de Sa Sainteté, cent quatre-vingt- seize titres apparaissent, y compris, il est vrai, les rééditions d’un même ouvrage dans plusieurs collections, mais c’est tout de même considérable. On s’aperçoit, en y regardant de plus près que, passées la première surprise et une curiosité bien légitime – ouvrages concernant le Tibet, dont une autobiographie, Au loin la liberté – c’est le bouddhisme, au sens large, qui prend le pas avec, à l’intérieur de ce thème, un glissement de la métaphysique pure et dure - Sagesse transcendante, Méditation sur l’esprit - au profane envisagé sous son aspect pratique : Préceptes de vie, Mieux vivre dans le monde d’aujourd’hui, 365 méditations quotidiennes. Certains titres font sourire par leur naïveté, Le dalaï-lama parle de Jésus, Conseils spirituels aux bouddhistes et aux chrétiens ; dans les autres, ce sont les mots « bonheur » ( félicité ), « sagesse », « paix » ( sérénité, bonté, compassion ), « esprit » ( nouvelle conscience ), « vie » et la métaphore de la lumière qui reviennent le plus souvent. Tout se passe comme si ce jovial pèlerin, que certains, à ses débuts, avaient comparé au Ravi, le santon simplet des crèches de Provence, était devenu, au fil de ses déplacements, le maître Pangloss du troisième millénaire.
Mais cette évolution ne s’est déroulé qu’au prix de certaines concessions, de certains arrangements avec le Dharma, la doctrine du Bouddha. Ainsi, suite à la visite du dalaï-lama en automne 83, la revue Bodhi, du centre d’enseignement de la méditation de Gretz ( 77220 Tournan) déjà mentionné, consacrait, dans son numéro d’octobre, un article à un détail très révélateur ( j’en donne presque l’intégralité ): « Lors de la visite en France du Dalaï Lama, un journaliste lui a demandé: « Et le Nirvanã ? ». Il a répondu: « Il n’y a pas le feu! ». Ce qui prouve que le DalaÏ Lama ne connaît pas le Sutta du feu, non plus que le Saddharma pundarika Sûtra.
Que dit le Sutta?
« Toutes les choses sont en feu, Bhikkous [moines], et quelles sont les choses qui sont en feu?
L’œil, Bhikkous, est en feu, les formes, la conscience de l’œil, les impressions reçues par l’œil sont en feu et quelque sensation que ce soit, plaisante, pénible ou neutre ayant son origine en dépendance des impressions reçues par l’œil, cela aussi est en feu.
Et de quel feu brûlent-elles?
Du feu du désir, de l’animosité, du feu de l’orgueil, elles brûlent du feu de la naissance, de la vieillesse, de la mort, des douleurs, des plaintes, de la misère, du chagrin et du désespoir.
L’oreille est en feu…
Le nez est en feu
etc.
Comprenant ceci, Bhikkous, le Noble disciple bien instruit se détache de l’œil, des formes, de la conscience, de l’œil,etc.
Et par le détachement, il abandonne les passions et par l’absence de passion, il devient libre… »
Et la parabole du Saddharma-pundarika Sûtra montre la maison en feu, cette maison dans laquelle jouent les enfants du maître de maison, indifférents au feu, continuant à se disputer, à courir çà et là, à poursuivre leurs jeux stupides. Et le Père, le Maître de maison, après avoir pensé les prendre dans ses bras pour les amener dehors, abandonne cette idée car les enfants sont nombreux, agités, et l’unique porte étroite. Alors lui vient cette idée de génie: il va disposer dehors de très beaux chariots, des voitures attelées de bouvillons, de chèvres, de daims. Il appelle alors les enfants pour leur montrer ces chariots superbes; les enfants sortent de la maison en feu, ils sont sauvés.
La maison en feu est le monde, les enfants fous sont les hommes, le Père, le Maître, est le Bouddha, et les chariots sont les trois Véhicules… »
Pascal Bruckner peut donc conclure dans son pamphlet déjà cité: « Si l’on excepte un tout petit nombre d’érudits et de lettrés [les bouddhistes de Gretz sont les deux], ce n’est pas le bouddhisme qui triomphe en Occident, c’est une religion à la carte habillée d’exotisme. Ce n’est même pas une spiritualité, c’est une thérapie, un bouclier contre le stress qui promulgue un credo passe-partout acceptable par le plus grand nombre. Comment une doctrine du renoncement peut-elle séduire une société de l’implication mondaine? En renonçant au renoncement, en le servant sous forme light digeste pour nos estomacs délicats, nos ego survoltés. On peut alors y piocher comme dans une boîte de chocolats, en prenant les meilleurs, en rejetant les autres. L’essentiel est que l’emballage reste tibétain, zen ou tantrique. ».
Dans son numéro de septembre-novembre 2003, la revue spécialisée Mandala, rapporte la réponse d’un autre lama célèbre à la question d’une étudiante qui lui demandait sur quel texte canonique il s’appuierait lors de sa session d’enseignements, au printemps prochain, en Australie : « La très longue sadhana [supplique] du kangourou le matin, après le déjeuner la sadhana du koala – comme tout le monde peut être endormi, au début de la sadhana ils peuvent prendre des feuilles d’eucalyptus dans leur bouche, et ils peuvent en avoir des morceaux accrochés au nez et avoir des tiges dépassant des oreilles. Le soir, la sadhana peut être la longue sadhana du mille-pattes, puis, le soir, ils peuvent réciter la dédicace du cafard… ». Et les disciples de s’extasier sur l’indéfectible sens de l’humour de leur maître comme ils placent au pinacle, « un des plus grands lamas guélougpas de notre époque », un Vénérable qui est resté en méditation dans une maison de Lhassa pendant près de vingt ans, dont quinze en ne parlant qu’à la personne qui lui apportait à manger! Ce culte de la personnalité que les adeptes du bouddhisme vouent à leur(s) gourou(s) est en lui-même risible, à la limite offensant pour celui qui en est l’objet, puisque dans le bouddhisme plus que partout ailleurs « le moi est haïssable » et parce que la majeure partie du travail que ces grands pratiquants opèrent sur eux-mêmes consiste à polir les aspérités de leur ego, à neutraliser les manifestations les plus grossières de leur… personnalité justement, pour devenir, en quelque sorte, transparents. C’est leur adresser un bien piètre compliment que de relever les traits saillants d’un soi-disant caractère qu’ils font tout pour abandonner.
De toute façon ils n’y sont pas sensibles, le bouddhisme n’est pas « cool », plus proche du stoïcisme des philosophes du Portique que d’Epicure, et le concept d’amitié y est inconnu ailleurs que dans le domaine spirituel. Les disciples devraient se souvenir qu’on les invite constamment à ne marquer aucune différence entre l’ami, l’ennemi et l’étranger, mais à les considérer en toute équanimité car tout est changeant, les relations amicales n’échappant pas miraculeusement à la règle commune. Donc pas d’attachement, puisque cette faiblesse porte en germe de futures souffrances, la séparation par exemple. Dans Qu’est-ce que le bouddhisme?, petit ouvrage rédigé par Alicia Jurado à partir de conférences que Jorge Luis Borges se défend d’avoir délivrées par souci de prosélytisme mais pour l’intérêt de donner le monde à voir à travers une autre paire de lunettes, l’écrivain argentin rappelle que Bouddha : « La nuit où il prend la décision de renoncer au monde, on lui annonce que sa femme est accouchée d’un fils. Il rentre au palais ; à minuit il se réveille, parcourt le harem et voit les femmes endormies. L’une a un filet de salive qui lui coule de la bouche; l’autre, les cheveux épars et en désordre, semble avoir été piétinée par des éléphants; l’autre encore parle en rêve ; l’autre exhibe un corps couvert d’ulcères; toutes semblent mortes. Siddharta dit: « Les femmes sont ainsi, impures et monstrueuses dans le monde des mortels; mais l’homme, trompé par leurs atours, les trouve désirables. » Il entre dans la chambre de Yasodhara; il la voit endormie, la main posée sur la tête de leur fils. Il se dit : « Si je déplace cette main, ma femme se réveillera; quand je serai devenu le Bouddha je reviendrai et, alors, je pourrai toucher mon fils. » Et dans un texte de Peintures qu’il consacre à l’ « Extase funeste de Tsin », « cet Empereur à peine reconnaissable sous la bure monacale du Bouddha », Victor Segalen, sans être non plus un spécialiste, ni un converti, écrit : « - Vous savez bien que l’amour, même paternel, est une entrave, et qu’un descendant prolonge seulement l’ignorance et la douleur de vivre…
Il préfère donc, abandonnant armes et fils, racheter ses femmes qu’on force non loin d’ici? – Non. La femme surtout est le fardeau, l’arrêt, l’obstacle à la Grande Délivrance. »
Embrasser l’état monacal est d’ailleurs la conséquence logique, l’aboutissement normal et enviable des prises de position et des hypothèses de travail du bouddhisme. Ainsi, le dalaï lama partage à peu de chose près – il est plus souple sur la question de l’avortement – l’opinion de l’Eglise en ce qui touche la sexualité, allant jusqu’à confier à un quotidien anglais que cunnilingus et sodomie sont des comportements anti-naturels. Il prône donc l’abstinence et, quant à l’amour physique, rejoint Emil Michel Cioran pour qui : « Commencer en poète et finir en gynécologue. De toutes les conditions, la moins enviable est celle d’amant. », mais : « On ne saurait médire d’un sujet qui a survécu au romantisme et au bidet. »…
Un autre contresens concerne la méditation qui vise moins, comme on la présente souvent, le calme mental, la paix intérieure, que la vigilance remémoratrice, c’est-à-dire le développement de la mémoire et de l’attention en vue de garder l’esprit constamment fixé sur la notion de vacuité, de manière à ne pas se laisser entraîner par le flot des pensées, ni par le jeu des apparences trompeuses et illusoires. Dans ses conseils aux débutants, Bokar Rimpotché conseille donc de se retirer, du moins momentanément du monde : « Les circonstances dans lesquelles nous vivons exercent actuellement sur nous une influence très contraignante et entraînent un abondant flux de pensées qui paralyse nos tentatives de méditation. Il est donc nécessaire de se retirer dans un lieu au moins relativement à l’écart des activités mondaines. Un animal sauvage vivant dans les forêts de haute montagne ne supporte aucunement l’agitation de la ville. Notre esprit de méditation ne peut non plus se développer dans des conditions où règnent en maîtres les distractions et les sollicitations extérieures permanentes. » Il ajoute un peu plus loin: « Les Occidentaux travaillent beaucoup toute l’année, dans un bureau ou ailleurs, et disposent d’un ou deux mois de vacances. C’est pour eux l’occasion d’aller à l’étranger, de se rendre au bord de la mer, à la montagne ou à la campagne, dans l’idée d’y trouver le bonheur et le repos. Malheureusement, l’esprit, quant à lui, ne part guère en vacances: les cinq poisons, les souffrances et les difficultés intérieures font partie du voyage. En fait ce ne sont que des demi-vacances. Seule la méditation procure des vacances à plein temps. » Et il revient sur cette idée dans le volume deux de ses conseils aux débutants: « Les habitants des villes aiment partir en week-end. Ils pensent que cela va les reposer du travail de la semaine. Le vendredi soir, ils sont très contents à la pensée que le lendemain ils vont aller à la campagne ou au bord de la mer. Mais, le samedi matin, les difficultés commencent: il faut préparer les affaires, chercher ce qu’on ne trouve pas quand on en a besoin, se dépêcher. Puis on prend la route et l’on se retrouve dans les embouteillages et les ennuis de circulation; il faut être attentif, se méfier de la police, etc. Une fois arrivé à destination, il faut encore se préoccuper de ce qu’on va manger et du lieu où l’on va dormir. Le dimanche soir, on reprend la route, on retrouve les bouchons, on s’énerve… et l’on termine le week-end épuisé.
Quand on fait chiné [la pacification mentale], on trouve le vrai repos, on prend de vraies vacances. » Alors pourquoi ces grands rassemblements humains qu’occasionne la venue d’un haut dignitaire du clergé tibétain et l’organisation qu’ils supposent?
En fait, Tenzin Gyatso, né en 1935 et quatorzième Dalaï Lama, appartient corps et âme à la secte des bonnets jaunes; il est le grand prêtre de l’école guélougpa constituée sous l’influence de Je Tsong-Ka-Pa (1357-1419) qui fonda le monastère de Gaden en 1404. Ce réformateur s’attaqua au laisser-aller des écoles anciennes, les bonnets rouges, et rétablit une discipline monastique rigoureuse. Pourtant, traduite en français, son œuvre maîtresse , le Lam Rim [« La grande exposition des principes de la Voie »], à ma connaissance, n’a été longtemps distribuée que sous la forme restreinte d’un tirage limité, accompagné de tableaux synoptiques et ne récoltant qu’une faible audience, avant d’être tout récemment publiée aux éditions Dharma ( Le grand livre de la progression vers l’éveil ). L’original est donc surtout connu au travers des commentaires autorisés, oraux puis transcrits; peut-être aussi parce que le lama de la province des oignons (le Kham) y est trop explicite et trop insistant, au terme de la première partie, dans les conseils finaux qu’il donne aux futurs accomplis. Quand ces derniers auront touché la cime du désespoir, après avoir erré dans le gouffre d’un néant sartrien, ce pape du bouddhisme adjure ses disciples de faire bonne figure, malgré tout, afin d’attirer de nouveaux adeptes par cet air réjoui, un peu comme ce gangster, interprété par James Cagney dans un film noir américain, qui à la demande d’un ancien ami devenu prêtre, accepte de jouer, au dernier moment, celui qui craque et a peur de mourir, pour édifier une bande d’enfants qui voit le criminel, pourtant sans le moindre remords intérieur, traîné jusqu’à la chaise électrique. Bien que les bouddhistes s’en défendent, c’est bien de prosélytisme qu’il s’agit sous cette bonne humeur feinte que les appareils photos s’efforcent de cueillir sur le visage enfantin et bonasse des lamas, cela fait partie des obligations de service. C’est donc à juste titre que Pascal Bruckner peut parler de « thérapie par le sourire », même si l’accouchement ne se fait pas toujours sans douleurs. Hou, hou! C’est une farce tragique qui est en train de se dérouler sous vos yeux: le Roi est nu! Le Dalaï Lama, comme ses confrères, font partie de ces gens que plaint l’auteur de L’euphorie perpétuelle: « éternellement gais, en toutes circonstances, qui ont accroché une grimace radieuse à leur face comme s’ils purgeaient une condamnation à vie à l’allégresse », ils « se pressent de rire de tout, de peur d’être obligés d’en pleurer » et s’adjoindre le parti des rieurs, du miel pour attirer les mouches. Du reste, dans une interview accordée à un magazine féminin à l’occasion de la sortie de son livre, Brukcner s’étonnait du caractère enjoué du chef du Tibet quand on sait, en ce moment même, son peuple sous la botte de l’oppresseur chinois. Imagine-t-on, même si le parallèle est hardi, pendant l’occupation allemande de la France, le général De Gaulle se cantonnant à vanter joyeusement notre cuisine pour défendre, depuis Londres, la mère-patrie, dût-il obtenir le prix Nobel des maîtres queux?
Bas les masques! Le bouddhiste est un monstre d’individualisme, tout occupé à défendre sa quiétude propre, la petite bulle existentielle de certitude qu’il a parfois mis toute sa vie à sécréter. Cela mérite-t-il qu’on le respecte à ce point? Comme ces jeunes Occidentaux qu’un chroniqueur au journal Le Monde racontait avoir croisés sur une plage indienne, peut-être Goa. Ils étaient trois ou quatre, barbus, les cheveux longs et vêtus de longues tuniques, à prendre leur petit déjeuner à la terrasse d’un restaurant local. Ils paraissaient ne pas être incommodés le moins du monde par le manège d’un mendiant, décharné et dépenaillé, une allégorie de la misère humaine à la Hugo, qui, à leurs pieds, réclamait une miette de la nourriture qui s’étalait sur leur table. Les jeunes gens ne bronchaient pas, absorbés par leur conversation. Choqué, le journaliste finit par aller leur demander raison de leur insensibilité. Sans se départir de la douceur qui émanait de leurs manières, ils lui répondirent que, nouvellement convertis à l’hindouisme et immergés dans la culture hindie dont ils maîtrisaient la langue, ils ne voyaient aucune raison à soulager temporairement le sort d’un homme qui, après tout, ne devait son infortune qu’aux fautes commises dans ses vies antérieures. Mieux valait qu’il en finisse au plus vite avec la présente réincarnation en allant au bout de son calvaire pour pouvoir prétendre plus rapidement à une renaissance plus favorable. Ils étaient tout à fait au diapason avec leurs nouvelles croyances. Pourtant, l’article s’achevait par des réflexions où le chroniqueur posait la question de savoir si un Occidental, même au prix d’une conversion radicale, peut ainsi renier tout un héritage judéo-chrétien qui fait figurer la charité parmi ses vertus théologales et du sens du partage un art de vivre exemplaire… Avant la lettre, il dénonçait une « défaite de la pensée » dont Alain Finkielkraut a depuis instruit le procès, relayé par le flamboyant Bernard-Henry Lévy et le « devoir d’ingérence humanitaire ».
En effet, la compassion dont « Qui vous savez » nous rabat les oreilles en prêchant par l’exemple, la compassion bouddhique en tout cas, à la différence de la pitié chrétienne qui se manifeste par un soutien matériel, ne débouche pas forcément sur l’action qui va soulager, même temporairement, mais consiste davantage en un soutien moral: la compréhension teintée de tolérance de ceux qui se sont libérés de leurs souffrances à l’égard de ceux qui, agissant sous l’emprise des passions, continuent à entretenir leur malheur. « Il faut souhaiter libérer tous les êtres de la souffrance du samsara, c’est-à-dire du cycle des existences, en atteignant le plus vite possible l’illumination pour les en faire bénéficier. Cette intention est considérée comme une sagesse; à la différence de la générosité, que l’on ne peut pas matériellement étendre à tout le monde, la compassion se doit d’être universelle […] Comme les rêves sont de fausses apparences produites par le sommeil, les souffrances du samsara (naissance, vieillissement, mort… sans interruption) sont des apparences produites par le sommeil de l’ignorance. Tous les phénomènes sont comme des rêves. Nous sommes plongés dans le sommeil de l’ignorance; nous ne sommes pas encore réveillés: tous les torts peuvent se ramener à un seul, l’amour-propre. » (d’après un enseignement oral de Guéshé Kelsang Gyatso commentant « L’entraînement de l’esprit en sept points », le Lodjong de Guéshé Tchékawa, œuvre du XIIème siècle). Cet altruisme bien ordonné manque de chaleur humaine véritable et débouche sur un équilibre, une équanimité, proche de l’ataraxie, celle des morts vivants qui entouraient Fanny Ardant après leur révolution intérieure, dans La vie est un roman évoqué en ouverture de ce texte. De plus, animés des meilleurs intentions au monde, certains disciples empressés mettent la charrue avant les bœufs en enrôlant de nouvelles recrues avant d’avoir réglé leurs problèmes personnels en effectuant sur eux-mêmes le travail salvateur, d’où cette fièvre foncière et ces développements immobiliers: il faut bien s’occuper et tuer l’ennui car « les sages, ceux qui renoncent, n’ont pas tort en principe: leur raisonnement est juste, leurs doctrines ont un charme indéniable, et le mode de vie qu’ils recommandent serait parfaitement indiqué, si seulement l’on était sûr qu’ils y trouvent le bonheur.
Mais voilà: le trouvent-ils?
Pour en juger, on ne peut se contenter du témoignage des nouveaux convertis. Oh! Ils sont édifiants, il n’y a rien à dire, pendant les premiers mois, les premières années de pratique! […] Mais au bout de dix ans, que reste-t-il de ces fameuses communautés? De ce fameux renoncement aux cadres sociaux établis? De ce fameux mépris de l’éducation bourgeoise? Fini, tout cela, éclaté, disparu! Chacun s’est fait récupérer, réinsérer de plus ou moins bonne grâce, tantôt sous l’habit du petit-bourgeois, tantôt sous celui du paysan, tantôt enfin sous l’uniforme du clochard, c’est-à-dire du parasite pur et simple… », constatait amèrement Pierre Gripari, toujours dans son Evangile du rien. Arrivé à hauteur du voyageur égaré dans le désert, par sa propre faute –il faut bien le reconnaître – et qui ferait mieux de prendre son mal en patience, le bouddhiste va baisser la vitre de son 4x4 climatisé, pour lui tendre le plan du moteur défaillant, la carte du Sahara, puis va continuer sa route qui ne mène nulle part, à l’écart des pistes fréquentées et en se gardant bien des oasis comme des mirages, non sans adresser au malheureux égaré un dernier sourire de commisération pour l’encourager à lui emboîter le pas. Telle est la compassion: une pitié passive teintée de cette rouerie orientale qu’un journaliste de Vogue relevait dans le numéro 732 de la revue, décembre-janvier 93, dans la bouche même d’Océan de Sagesse qui, en toute ingénuité, indiquait la « guest-house » de son oncle comme étant la plus confortable de tout Dharamsala. A propos du Zen cette fois-ci, Pierre Gripari déclare à nouveau qu’ « on ne peut s’empêcher de penser que les maîtres japonais n’ont pas toujours su résister à la tentation de se valoriser aux yeux de leurs élèves en faisant passer leur enseignement pour plus ardu qu’il n’est en réalité », et il ajoute cette remarque : « Il y a un bouddhisme populaire, fondé sur les réincarnations, il y a un bouddhisme dévôt, formaliste, superstitieux. Il y a aussi un puritanisme et une bigoterie bouddhistes… ».
En dehors de toute considération idéologique, Heinrich Harrer, alpiniste allemand bloqué à Lhassa pendant la seconde guerre mondiale, dit en avoir souffert et, alors que « le Tibet est devenu le symbole d’une pureté apolitique, d’une innocence mystique qu’auraient perdue les Occidentaux en proie aux désillusions des idéologies et aux ravages de l’affairisme », comme l’écrit Odon Vallet dans l’article du Monde déjà cité, « Dans son livre [ Sept ans d’aventures au Tibet ], l’alpiniste se garde d’ailleurs bien d’un tel idéalisme et il ne manque pas une occasion de critiquer les défauts de la théocratie tibétaine, dénonçant sa xénophobie, sa « dictature cléricale » et son passéisme anti-occidental qui lui faisait interdire l’automobile, les lunettes et le football ». Partageant l’intimité du Dalaï Lama, alors enfant, Harrer est le premier à nous faire pressentir le choc affectif que devait représenter pour des milliers de petits garçons le fait d’être « confiés » si jeune à un monastère: à cinq ans, on est toujours « arraché » à nos parents, notre fratrie, à nos amis et à notre village. Ces austères monastères gigantesques, avec des moines préposés à la discipline armés de bâtons et de grosses clés, étaient le seul moyen d’apprendre à lire, à écrire, à compter, mais, en dépit du bourrage de crâne intensif et de l’absence du beau sexe, tous les moines, tant s’en faut, « si oncques en fut depuis que le monde moinant moina », n’étaient pas tous des saints, ni des bourreaux de dévotion ou des puits de connaissance. Le clergé tibétain a dû avoir ses Tartuffe et, peut-être, ses Torquemada, de sinistre mémoire… Il y avait bien une armée, dont les Khambas, ces fiers cavaliers, constituaient le fer de lance, et même des bouchers, de confession musulmane. Alexandra David-Néel, pour sa part, rapporte que dans l’aristocratie, les dévôts pratiquaient peu les tantras proprement dits. D’ailleurs, il faut savoir que d’après le canon bouddhique, consigné en pali et en sanscrit, l’attachement aux règles morales, rites et cérémonies, figure en troisième position parmi les dix liens ou entraves qui lient l’homme à sa condition humaine; être prisonnier d’une éthique étroite est également le troisième des quatre attachements de la psyché. Briser progressivement ce lien est un signe de réalisation.
On peut voir une trace de l’influence étrangère sur cette aristocratie tibétaine dans le roman, digne d’Arthur Conan Doyle, qu’un de ses épigones a fait paraître en anglais en 1999: Le Mandala de Sherlock Holmes. Voici ce qu’écrit l’auteur, un certain Jamyang Norbu, dans le prologue de sa brillante interpolation: « Je suis né dans la ville de Lhassa, la capitale du Tibet, en 1944, année du Singe de Bois, dans une famille commerçante aisée. Mon père était un homme ingénieux, que les affaires avaient amené à beaucoup voyager, en Mongolie, au Turkestan, au Népal et en Chine, et qui, plus que la moyenne des Tibétains, se rendait compte de la fragilité de la situation de notre pays, heureux mais arriéré. Conscient des bénéfices que pouvait apporter une éducation moderne, il me fit entrer dans une école jésuite de la station de montagne de Darjeeling, dans ce qui était l’Inde britannique. ». En dehors de ce témoignage, dès le début du XXème siècle - Kim paraît en 1901-, Rudyard Kipling avait signalé que l’isolement politique, le repli sur soi que les ecclésiastiques imposaient au Tibet, risquaient d’être fatals au Pays des neiges dans le Grand jeu des relations diplomatiques qui se nouaient autour du toit du monde. Alors qu’ils ont la réputation de posséder le don de double-vue, les lamas n’ont pourtant rien vu venir ou n’ont rien voulu entendre. Il existe cependant des tenants de la Tradition, tendance René Guénon, pour prétendre que l’essentiel était de préserver une religion, non pas moyenâgeuse mais primordiale, dans cette forteresse naturelle mais que l’heure était venue de répandre enfin des mystères cachés depuis l’origine, dans un monde en proie au désarroi; pour eux, peu importe le prix de cette tragédie puisque c’est du salut de l’humanité qu’il en va…
Bien sûr, à quelque chose malheur est bon, comme dirait le prix Nobel de la Paix, mais l’invasion chinoise ne semble pas avoir frappé toutes les couches de la population dans les mêmes proportions. Les Tibétains blancs, comme on disait les Russes blancs, que j’ai vus dans leurs habits d’apparat en Suisse, dans le canton de Zurich, à l’occasion de l’initiation de Kalachakra en 85, n’étaient visiblement pas les mêmes que ceux qui s’entassent dans les bidonvilles garnissant les collines de Dharamsala et la petite route qui mène au lac appelé Dal, parce qu’il a effectivement la forme d’une lentille. Il est des degrés dans l’exil, du doré jusqu’à ceux qui n’ont pas pu partir parce qu’ils n’en avaient pas le choix et ploient sous le joug chinois, les émigrés de l’intérieur. Trois ou quatre ans de cela, une chaîne thématique du satellite avait diffusé un documentaire en plusieurs parties réalisé par une équipe allemande. On y voyait la salon vitré de la demeure, dominant une vallée, d’un aristocrate tibétain que les Chinois, avides des devises que rapporte le tourisme, ont conservée telle quelle; on trouve dans ce musée de la décadence tous les accessoires d’un parfait gentleman, de la boîte à cigares au service à whisky, et le commentaire compare la vie que ce noble devait mener à celle du Prince de Salina, le « Guépard » du roman de Tomasi di Lampedusa porté à l’écran par Luchino Visconti avec Burt Lancaster dans le rôle titre. On voit aussi, derrière la maison, les cellules, il n’y a pas d’autre nom, où étaient logés les domestiques. Eh, oui! Il a fallu attendre l’arrivée des communistes pour que le servage soit aboli au Tibet. La roue, qui était réservée au symbolisme religieux, a été introduite dans le pays pour servir à un usage séculier. Sans être maoïste à tous crins, force est de reconnaître que la misère a reculé, l’espérance de vie augmenté, de même que les rendements agricoles et la maigre production industrielle de la nouvelle province autonome, nonobstant les persécutions religieuses et politiques, les cabarets qui envahissent les Champs-Elysées de Lhassa.
Le reportage constatait également que les profits tirés de la vente du bouddhisme à l’étranger, qui revenaient au pays, étaient systématiquement consacrés à la restauration des édifices religieux victimes de la Révolution culturelle. Ces capitaux ont donc un impact économique direct et attirent , par exemple, des artisans et ouvriers chinois qui viennent, c’est un comble, collaborer à la remise sur pied des monuments saccagés par leur propre Armée… rouge. Tout se passe comme si la diaspora tibétaine n’avait rien de plus urgent que de reconstruire à l’identique les sanctuaires d’où l’opium était dispensé au peuple. Autrefois, quand il espérait encore réintégrer un jour son Potala, le dalaï-lama avait pourtant évoqué la possibilité de l’instauration d’un régime parlementaire inspiré par le modèle des grandes démocraties qu’il avait été amené à découvrir: finalement, la tendance est plutôt a un retour du rétro, encouragé sans doute par l’engouement des voyageurs occidentaux pour ces vestiges obscurantistes. Ainsi, ayant eu l’occasion de me rendre au Ladakh, il y a une dizaine d’années, j’avais interpellé un jeune Japonais qui, ayant revêtu l’habit de moine, consacrait une partie de sa fortune à l’érection d’un énorme chorten – nom tibétain du stoupa – au sommet d’une colline située à l’ouest de Leh. Il employait les religieux locaux à la décoration finale de l’édifice et je lui avais demandé s’il ne pensait pas que son argent aurait mieux été employé à la construction d’un dispensaire ou d’un petit centre d’apprentissage, tant la situation des réfugiés paraissait précaire. Il me répondit que le spirituel était, à ses yeux, plus important que ces considérations terre à terre, imitant en cela les Tibétains qui, paraît-il, dès qu’ils ont quelque chose s’empressent d’en faire don aux monastères.
Même son de cloche (!) auprès du jeune écolier tibétain que je parrainais à l’époque, par l’intermédiaire d’une association dont la marraine tibétaine n’est autre que la propre sœur de Sa Sainteté. Il ignorait à quel symbolisme élémentaire répond l’architecture de ces reliquaires mais le fait que la haute vallée de l’Indus en soit couverte justifiait, dans son esprit, la construction de nouveaux stoupas, quitte à ne pas trop savoir à quoi cela correspondait: ah, nous avons perdu ce sens du sacré et de la dévotion! Il appartenait à une famille nombreuse où le parrainage des enfants était devenu un petit bizness, permettant à ses pères de disposer de poneys, de baudets, et à son frère d’être l’heureux propriétaire d’une jeep. A en juger d’après ce que j’ai vu au cours de ce séjour, l’école tibétaine n’est pas, non plus très égalitariste: il y avait, au village, le collège témoin aux murs blanchis, avec ses élèves, garçons et filles, joyeux dans leur uniforme bleu et blanc. Puis le jeune « planqué » du bureau, qui s’occupait d’adresser de temps en temps des lettres modèles aux marraines et parrains étrangers, enfourcha sa petite moto 125 pour nous conduire à une école annexe dont les classes lépreuses abritaient une population essentiellement masculine beaucoup plus dépenaillée. Bien que se disant bouddhiste, notre guide portait une médaille de la Vierge autour du cou; cet insigne était un signe de reconnaissance indiquant aux jeunes filles des rues de la capitale que, n’étant ni moine, ni musulman, mais chrétien, tous les espoirs étaient permis…
En attendant, après une trêve tacite imposée par l’exil, d’anciennes oppositions entre écoles, des querelles de… clochettes, remontent à la surface. Déjà, au Tibet, au XIXème siècle, le mouvement Rimé ( = non sectaire ) était né en réaction aux rivalités qui divisaient les différentes écoles bouddhiques. Le dalaï lama tente tant bien que mal de préserver cet esprit œcuménique et l’intégrité de la boutique; néanmoins quelques fissures commencent à lézarder la belle façade jusqu’alors lisse que la forteresse « bouddhisme tibétain » présentait aux yeux émerveillés des foules crédules. Ainsi de ce guéshé (docteur en théologie dans l’ordre guélougpa) né en 1931, responsable d’un centre au nord-ouest de l’Angleterre, qui, en 1982/83, a décidé de faire sécession et de reprendre l’affaire à son propre compte. Le voilà donc mis à l’index: il lui est reproché d’être à la solde des Chinois et de célébrer un culte à une déité mondaine qui ne peut que semer la discorde dans la communauté tibétaine. En fait, cette divinité figure Lama Tsong-Khapa sous un aspect courroucé; le fondateur des bonnets jaunes est historiquement en colère contre le laisser-aller des autres écoles, en particulier avec celle des nygmapas, l’école des anciens. Voilà pourquoi le dalaï lama, bien que bonnet jaune lui-même, juge inopportun de suivre cette pratique en ce moment. Le guéshé britannique – il réside en Angleterre depuis 1977 et enseigne dans la langue de Shakespeare – passe également pour un intégriste, sans doute pour avoir été le premier à mettre en place, peut-être face à l’éclectisme occidental cette fois, un programme d’étude du dharma structuré, avec cours et examens de passage, qui, en une douzaine d’années, se propose de former des enseignants au mahayana. Ce programme ne s’appuyant que sur des ouvrages du guéshé en question - dix-sept au total -, à l’exclusion de tout autre, et ses disciples lui vouant pour le coup un véritable culte de la personnalité - ils lui ont même dédié une chanson, style « Candles in the night » -, voilà ce mouvement accusé de dérive sectaire. Les fidèles s’en défendent en rappelant que la dévotion et la fidélité au gourou ont toujours fait partie intégrante du bouddhisme qui, sous sa forme tibétaine, a de ce fait été parfois désigné sous l’appellation de « lamaïsme » et puis, disent-ils, à quoi bon errer de-ci, de-là quand on a trouvé son Maître. Quoi qu’il en soit, prosélytes à la manière des représentants de commerce, dotés d’une organisation et d’un sens de la hiérarchie à faire pâlir des missionnaires, ces dissidents zélés ont fait tache d’huile, essaimant dans le monde entier, et ont aujourd’hui pignon sur rue, enfin plutôt des propriétés à la campagne… Cette « nouvelle tradition », c’est par cette alliance de mots hardie qu’ils se désignent, se voit pourtant imputée le meurtre, en 1997, à Dharamsala, de deux moines et d’un lama guélougpa, ami du dalaï lama et fervent partisan du dialogue avec l’école nygmapa, « trois corps méconnaissables, rituellement lardés de vingt coups de couteau » pour outrage à l’orthodoxie ( ?) comme le rapportait le Nouvel Observateur dans son numéro 1865 du 3 août 2000, sous le titre: « Du rififi chez les lamas », cela fait désordre.
Une seconde controverse concerne, cette fois, l’école karma-kagyupa, la première à s’être implantée en Europe, dont le chef spirituel, le Karmapa, troisième dignitaire religieux du Tibet, s’est éteint en 1981 aux U.S.A., laissant derrière lui quatre régents. Le plus important du « quatriumvirat », le Shamarpa dont se réclament, par exemple, les bouddhistes de Dordogne, reconnaissait, dès 1994, la réincarnation du karmapa en la personne d’un jeune Tibétain fraîchement débarqué de son pays, cela conformément aux traditions karma-kagyus. Mais voilà-t-il pas que début 2000, une seconde réincarnation du même karmapa, à peine plus jeune que la précédente, et déjà reconnue comme telle par les Chinois, parvient mystérieusement, en la personne d’un bel adolescent aux traits fins, à fausser compagnie à ses gardiens, fuyant son monastère tibétain exactement comme Sa Sainteté quarante ans plus tôt. Confiné depuis à Dharamsala, ce second karmapa au physique (de l’emploi) avantageux bénéficie de la protection et de la bénédiction, c’est le cas de le dire, du dalaï lama, ce qui représente beaucoup aux yeux des bouddhistes, mais ne constitue pas à proprement parler un certificat d’authenticité du point de vue karma-kagyu, au contraire plutôt une ingérence. De plus, il peut compter sur le soutien inconditionnel de deux régents du quatuor, en particulier sur celui de Taï Sitou Rimpoché qui l’a pris sous son aile protectrice; quarante-cinq ans, presque un lama de seconde génération: petites lunettes rondes à verre fumé, look Sgt. Pepper, 4x4, nouveau monastère moderne et spacieux, chaîne stéréo portable diffusant de la musique pop, surnommé « le dernier empereur » à Hong-Kong à cause de son penchant pour les suites d’hôtel de luxe, un goût certain pour le pouvoir et l’argent à en croire l’article que le magazine Asiaweek consacrait au sujet en octobre 2000. Alors, du grisbi chez les lamas à présent? En donnant son aval au nouveau venu, Tenzin Gyatso s’est peut-être engagé un peu vite dans des affaires ne le concernant qu’indirectement. Pour résoudre l’énigme, les disciples, quant à eux, pouvaient se consoler en disant que dans sa grande mansuétude le Karmapa avait engendré deux ectoplasmes, c’est la solution habituelle dans ces cas-là, mais la coutume veut aussi qu’à son vingt et unième anniversaire le nouveau karmapa reçoive la coiffe noire sacrée, dans son monastère de Rumtek, au Sikkim, symbole officiel de son couronnement et, comme dirait Highlander, « There could be only one! » ou, pour reprendre la formule des présentateurs de catch américain, «Who will survive? » des deux prétendants et, du même coup, empocher le jackpot (A SUIVRE).
Décidément, cette histoire de réincarnation n’a pas fini de provoquer des remous, parce que cela n’est pas terminé: phagocyté par le gouvernement chinois et assigné à résidence à Pékin où il décéda en 1989, le Panchen Lama, deuxième dignitaire du clergé tibétain, immédiatement après le dalaï lama, lui non plus n’avait pas de successeur jusqu’à ce que Sa Sainteté, en 1995, désigne – prématurément lui reproche-t-on parfois – un enfant de cinq ans, aussitôt enlevé par les autorités chinoises qui le remplacèrent par le fils d’un cadre du parti communiste du même âge et menacent maintenant de supprimer « le plus jeune prisonnier politique au monde ». Face à cette éventualité, le prix Nobel de la Paix et son entourage exploitent le courant de sympathie qu’ils ont su créer à l’égard du Tibet en faisant circuler des pétitions et en appelant leurs partisans à faire pression sur les politiques pour empêcher à tout prix cette exécution prévue, en principe, en décembre 2004. Souhaitons-leur le succès dans cette opération qui représente aussi un test grandeur nature permettant de mesurer l’audience et le poids diplomatique recueillis par la cause tibétaine après bientôt un demi-siècle de campagne de sensibilisation. Dans les centres guélougpas en particulier, placés directement sous l’autorité du dalaï lama, le public est en effet encouragé à soutenir financièrement les réfugiés établis en Inde: enfants, moniales, personnes âgées… chacun y va de sa petite organisation non gouvernementale pour tenter de porter secours à ces déracinés. L’intérêt pour le bouddhisme est récupéré et mis au service de l’humanitaire.
Voici donc le dalaï lama avec deux panchen lamas et deux karmapas sur les bras, ensuite les tenants d’une nouvelle tradition qui, comme pendant l’été 92, à Londres, envoient leurs moines le chahuter lors de ses visites, en réclamant à tue-tête la liberté de culte, et d’autres complications sont à prévoir. Ainsi de ce jeune Espagnol reconnu dès sa naissance, en 85, comme le réincarnation d’un célèbre lama disparu un an plus tôt: « Que Lama ait délibérément choisi une apparence occidentale s’inscrit dans la logique de ses actions passées », est-il écrit dans sa biographie officielle. Ordonné moine, l’élu (cf. Matrix), dont les parents étaient à l’époque responsables d’un centre bouddhique en Andalousie, fut envoyé poursuivre ses études de guéshé au monastère de Séra reconstruit en Inde du Sud. Revenu en 2003 en Europe, après des vacances d’été mémorables passées avec sa mère à Ibiza en 2002, ses parents s’étant séparés, l’adolescent âgé aujourd’hui de dix-neuf ans semblait plus soucieux d’acquérir un scooter que de retourner dans son monastère indien, d’après un article repris dans Courrier International en août 2002 et qui citait une interview de la génitrice de ce « Little Buddha » déclarant qu’il devait bien avoir quelque chose de divin puisque, au moment de sa conception miraculeuse, elle avait ses règles et son partenaire, ouvrier maçon mais Saint Joseph était bien charpentier, portait un préservatif (sic). Pour l’instant, les disciples du lama réincarné au pays de la corrida et du flamenco mettent ce peu d’empressement sur le compte d’une curiosité bien légitime pour sa propre culture; en leur for intérieur, ils doivent certainement souhaiter que cette curiosité ne l’entraîne pas hors du Sentier…battu.
Mais aussi pourquoi ne pas en finir une fois pour toutes avec ce mythe de la réincarnation? Aux gentilles fables de Mathieu Ricard, qui met en avant ses diplômes ès biologie moléculaire, préférons les explications rationnelles du polytechnicien Serge-Christophe Kölm qui, dans Bonheur-liberté (bouddhisme profond et modernité), paru en 1982 aux Presses Universitaires de France tout de même, excusez du peu, rappelle, car il n’est pas le premier, que la réincarnation n’est jamais qu’un symbole destiné à illustrer le passage d’un état mental à un autre, ces états mentaux étant eux-mêmes représentés, dans l’imagerie bouddhique, par les six domaines d’existence: en fait, au cours d’une même journée, ce sont des centaines, voire des milliers, de fois qu’un individu donné se réincarne ou, pour emprunter encore la formulation de Pierre Gripari, dans son roman La vie, la mort et la résurrection de Socrate-Marie Gripotard cette fois: « La doctrine de l’immortalité de l’âme est une pure imbécillité, parce qu’il n’existe rien qu’on ait le droit d’appeler âme, ou personnalité, ou Moi. La vie psychique d’un individu est un courant d’états reliés les uns aux autres par un rapport, non d’identité, mais de causalité [= le karma; note de l’auteur]. Il n’y a pas non plus de réincarnation d’une âme après la mort du corps: c’est à chaque seconde de sa vie que l’homme meurt et vient au monde. Le corps une fois dissous, le fil de la mémoire coupé, toute vie spirituelle cesse, aussi nécessairement que la lumière cesse quand l’ampoule est grillée ». Cette hypothèse de travail plus que de départ est même devenu un secret de Polichinelle et s’y accrocher comme à un dogme, sans casser le morceau une bonne fois pour toutes, revient à choisir volontairement, en toute conscience, le parti de l’obscurantisme, le côté obscur de la Force. A tel point que David Snellgrove conclut l’article qu’il consacre au « Tibet, religion et littérature », dans le dictionnaire de l’Encyclopoedia Universalis, en notant que: « De ce fait, les Tibétains tendirent à se considérer comme une sorte de « peuple élu », auquel Buddhas et bodhisattvas firent des révélations particulières tout au long de leur histoire. Ils faisaient peu de cas des autres pays et des autres peuples, et, tout en étant disposés occasionnellement à reconnaître des incarnations spéciales en des étrangers éminents qui leur avaient apporté de l’aide ( c’est ainsi que la reine Victoria d’Angleterre était réputée pour être une incarnation de Tãrã la Grande Déesse-Mère ), ils supposaient que leur réincarnation individuelle continuerait à se faire au Tibet. Ainsi que dans la majorité des pays bouddhiques, la majorité de la population n’aspire pas à une connaissance religieuse supérieure et espère qu’en maintenant un équilibre suffisant de paroles pies elle s’assurera une re-naissance améliorée. ». Et, dans le même ouvrage de référence, la remarque de Françoise Aubin à propos du « Lamaïsme jaune en Mongolie » vaut également pour le pays des neiges: « Les princes mongols s’y convertissent d’autant plus facilement que la théorie des renaissances selon les mérites accumulés au cours des existences antérieures justifie leur exercice du pouvoir en cette vie. Quant au peuple, il est contraint, par la force souvent, de suivre la religion de ses chefs et, bien vite, il trouve dans la piété et les superstitions une consolation à la dureté de son sort. ».
Paradoxalement, cette idéologie réactionnaire séduit insidieusement ex-babas cools et bourgeois bohèmes, bourgeois bouddhistes pourrait-on dire, en particulier dans la patrie de Voltaire et des Droits de l’Homme puisque, dans son numéro de décembre 1997, le Monde diplomatique relevait déjà que « la France est le pays d’Europe qui abrite le plus grand nombre de centres ou monastères tibétains et zen ainsi que les plus importants ». Pourtant la théorie de la réincarnation n’est pas une invention du bouddhisme mais cette croyance qui imprègne profondément la mentalité du sous-continent indien lui préexistait et provient de l’hindouisme. Fort ingénieusement, Bouddha, qui ne voulait surtout pas d’histoires avec les brahmanes, a inscrit sa doctrine dans ce contexte de la même manière dont, cinq cents ans plus tard, par respect envers les Grands Prêtres mais avec moins de succès, Jésus ne renie pas en bloc l’héritage judaïque. Chacun dans son espace culturel, Bouddha et Jésus, ces deux réformateurs, viennent simplement revivifier par leur exemple un message que le dogmatisme a figé en une religion d’état purement formelle. A propos de ces rapprochements hasardeux, Serge-Christophe Kölm suggère à demi-mot que, pendant la bonne vingtaine d’années où l’on est sans nouvelles de lui, pendant cette longue parenthèse qui s’étend de sa présentation au Temple, d’où il chasse les marchands, au moment où on le retrouve au désert à la veille de sa prédication, Jésus, à défaut d’aller au Népal en auto-stop, aurait pu avoir des contacts avec des voyageurs et des pèlerins ayant emprunté les routes commerciales balayées par l’esprit du bouddhisme et en avoir subi l’influence. Il y a aussi l’énigme de ses relations, certains disent de son appartenance, avec la mystérieuse secte des Esséniens, d’inspiration monastique et aux aspirations messianiques…
Ceci-dit, quelle régression pour des esprits positifs que de s’abaisser à prendre au pied de la lettre, au point d’y croire dur comme fer, le symbolisme inhérent à des formulations qui relèvent du mythe et correspondent, s’adressent aux structures mentales d’une pensée primitive! L’esprit chevaucherait une énergie – voilà le maître mot – très subtile lui permettant de se déplacer, « une étincelle de feu divin » selon l’hindouisme, une conscience très subtile se réincarnant tout en changeant d’instant en instant, donc pas une âme à proprement parler. Et puis il y a les réminiscences, ces impressions de déjà vu dont Gérard de Nerval se fait l’interprète dans « Fantaisie » et qui, d’ailleurs, ne constituent pas davantage des preuves que les rêves prémonitoires qui ne sont que pure coïncidence, n’en déplaise aux témoignages de Paco Rabanne: la non-réincarnation a ceci d’évident qu’elle n’a point besoin d’être démontrée. Par contre, d’un point de vue didactique, cette métaphore de la transmigration d’un courant de pensées est d’une indéniable efficacité pédagogique, non dénuée de poésie. Elle est en particulier exploitée dans la Roue de la vie, un diagramme qui orne le hall d’entrée de la plupart des temples tibétain et qui est censé illustrer les limites du cycle des existences. Le moyeu de cette roue représente trois animaux qui se mordent l’un, l’autre la queue et qui figurent les trois poisons de l’esprit en empruntant un symbolisme quasi universel: un porc pour l’ignorance, un serpent pour le désir et un coq pour la colère. Le cercle extérieur de la roue est certainement le plus intéressant car douze vignettes y représentent la chaîne des origines interdépendantes, c’est-à-dire, en fait, le cœur du Dharma, dans le détail et avec une logique implacable, le passage d’un état psychique à un autre: de l’ignorance fondamentale (une aveugle) à la vieillesse et la mort (un homme qui chemine avec un cadavre sur son dos, comme dans Nirayama); mais le schéma peut aussi se lire en déconstruction, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, en retour en arrière introspectif.
« Feuerbach dira à propos de Jacob Boehme que les mystères de la théologie et de la métaphysique trouvent leur explication dans la psychologie et que la métaphysique n’est rien d’autre que la « psychologie ésotérique » » écrit Marie-Madeleine Davy dans L’homme intérieur et ses métamorphoses. C’est particulièrement vrai du bouddhisme. Jigmé Rimpotché le rappelle dans la brochure de présentation de Dhagpo Kagyu Ling, centre d’étude et de méditation: « Le mot « religion » n’existe pas tel quel en tibétain. De même le mot « bouddhisme » est rarement utilisé dans notre vocabulaire. Nous disons « nangpé tcheu », ce qui peut se traduire: « science de l’intérieur ». » Et lama Thoubten Yéshé, par exemple, celui qui a eu la bonne idée de se réincarner en un jeune Espagnol, insiste sur ce point dans l’introduction de chacun des trois textes qui figurent dans le livret offert gracieusement par les Editions Vajra Yogini, « Devenir son propre thérapeute »; ainsi: « Lorsque nous étudions le bouddhisme, c’est nous-mêmes que nous étudions, la nature de notre propre esprit […] Du point de vue des Lamas tibétains, les enseignements bouddhiques se situent davantage dans le domaine de la philosophie, de la science ou de la psychologie […] Notre intérêt a toujours porté davantage sur la compréhension de la psychologie humaine, de la nature de l’esprit. Ainsi, les pratiquants bouddhistes essaient-ils toujours de comprendre leurs propres attitudes mentales, concepts, perceptions et conscience. Voilà les choses qui ont vraiment une importance […] C’est pourquoi, peu importe que vous soyez croyant ou non-croyant, religieux ou non-religieux, chrétien, hindou ou scientifique, noir ou blanc, oriental ou occidental, la chose principale à connaître est votre propre esprit ainsi que la manière dont il fonctionne. ».
Simplement, faute de disposer du vocabulaire approprié et compte tenu de l’environnement culturel, haut en altitude mais assez rudimentaire, il faut bien le dire, intellectuellement parlant, les lamas ont eu recours à ce langage imagé qui ne constitue pas le moindre charme, au sens fort, du bouddhisme tibétain, d’autant plus que leur auditoire en est particulièrement friand. Mais, aujourd’hui encore, quand un lama vient conférer une de ces initiations tantriques chargées de symboles, haute en couleur et mobilisatrice, il la fait généralement précéder d’un enseignement d’un caractère beaucoup plus édifiant; l’initiation, qui s’adresse aux couches magiques de la conscience, joue le rôle d’appât à un discours éthique nettement plus prosaïque. Aussi la candeur (ou le culot?) de Guéshé Sonam Rinchen fait sourire quand, dans son commentaire aux « Huit préceptes pour l’entraînement de l’esprit », il déclare naïvement: « Les Tibétains ont adopté le Bouddhisme de façon si totale qu’il est devenu leur, et bien que certaines de ses formes extérieurs aient pu être influencées par la culture tibétaine (tu parles! N.d.a.), l’essence intérieure en est restée inchangée. Grâce au travail de grands traducteurs, un vaste corpus de littérature bouddhiste a été traduit en tibétain. La fidélité de ces traductions est évidente lorsqu’on les compare aux textes ou fragments de textes qui existent encore en sanskrit.
Les Tibétains ont ainsi pu étudier et pratiquer les enseignements de Bouddha sans avoir à apprendre le sanskrit, car les traducteurs tibétains avaient formulé un langage capable de rendre les concepts philosophiques les plus subtils. Ceci donne matière à penser. Comme il serait merveilleux qu’une telle œuvre soit entreprise aujourd’hui pour traduire en tibétain les ouvrages expliquant les grandes découvertes effectuées dans le monde occidental, afin que les Tibétains s’en informent dans leur propre langue! ». Merveilleux mais périlleux, pour ne prndre qu’une découverte, mais capitale, du XXème siècle, celle de l’inconscient et de son corollaire, la psychanalyse; difficile entreprise que de trouver des équivalents aux notions clés de la théorie freudienne pansexuelle : sur-moi, refoulement, transfert, sublimation… Mais que d’heures de lectures passionnantes en perspective et de débats animés entre tenants de l’école de Paris pour qui, à la suite de Jacques Lacan, « l’inconscient est structuré comme un langage », et pensionnaire du Potala, à Lhassa, pour qui c’est la conscience qui est structurée par le langage…
Et les toulkous, direz-vous, ces enfants qui, dès cinq, six ans, sont reconnus comme étant les réincarnations de grands lamas décédés, comme le fut le jeune Tenzin Gyatso, au point de reconnaître, parmi d’autres, les objets ayant appartenu à leur précédente enveloppe charnelle. Là aussi, façon de parler, manière de dire: on ne naît pas dalaï lama, on le devient par une éducation, un apprentissage long et méthodique qui va faire de vous l’incarnation des valeurs que véhiculait votre prédécesseur, au point de faire de vous l’équivalent d’un dieu vivant, Tchenrézi en l’occurrence, Avalokiteshvara en sanskrit, représentation allégorique de la compassion infinie justement réputée capable de prendre toutes les formes imaginables afin de sauver les humains du péril de l’erreur: l’ignorance originelle. Enlevé tout bambin à l’affection des siens, comme il l’écrit dans son autobiographie, le futur prix Nobel de la Paix fut très tôt encadré par d’austères… tuteurs à l’ombre desquels il est devenu ce qu’il se devait de symboliser pour son peuple. Certains sont incapables de soutenir le choc: je me souviens, pendant l’été 78, avoir vu furtivement Jean-Paul 1er, ce pape qui ne régna que trente-trois jours, traverser en automobile découverte la place Saint-Pierre de Rome entouré par les cardinaux qui tirent les ficelles de la chrétienté; visiblement le pauvre homme était écrasé par les nouveaux devoirs de sa charge, comme cela devait se confirmer une semaine plus tard. Mieux vaut, comme dans les états monarchiques, préparer le plus tôt possible les individus à la fonction et aux responsabilités qui seront les leur, surtout lorsqu’il s’agit en l’occurrence d’exercer le pouvoir, qu’il soit temporel ou spirituel. Quant à cette légende de la reconnaissance d’objets ayant appartenu à la précédente incarnation et toutes ces histoires miraculeuses dans un univers, encore une fois, imprégné de magie, il ne faut y voir qu’une batterie de tests psychologiques destinés à s’assurer que l’enfant est viable et saura endurer avec profit le conditionnement qu’on s’apprête à lui faire subir. On a voulu voir dans ce système une ingénieuse alternative au caractère héréditaires des titres et honneurs; c’est oublier que parmi ces toulkous reconnus, ce qui leur vaut de voir accolé à leur nom l’adjectif rimpotché, ce qui signifie très précieux et nous rappelle le Gollum du Seigneur des anneaux (!), donc parmi ces authentiques toulkous, peut-être est-ce une tendance moderne, mais nombreux sont les fils ou neveux de lamas qui transmettent ainsi en ligne directe la Sagesse à leur descendance: Sa Sainteté Shenphen Dawa Norbu Rimpotché chez les Nygmapas, Son Eminence Dhungsay Ratna Vajra Rimpotché chez les Sakyapas, sont des fils à papa et, chez les Kagyupas, Jigmé Rimpotché est le neveu de Gyalwa Karmapa, pour s’en tenir aux chefs de lignées, comme quoi bon sang ne saurait mentir.
A se demander si l’atmosphère n’était pas quelque peu étouffante dans cette théocratie qui n’est pas sans rappeler l’Europe médiévale et la place qu’y occupait la Saint Eglise catholique, apostolique et romaine. René Guénon préconisait l’arrêt des fouilles archéologiques et des recherches historiques puisqu’il suffit, prétendait-il, de se rendre en Inde et d’en étudier la société pour appréhender la mentalité du Moyen Age. Le disciple d’un chef d’une des branches de l’école sakyapa, lointaine réincarnation d’un Mahassidha indien grand amateur de bière, à présent marié à une Française et établi en Normandie, me disait, pour avoir accompagné son maître lors d’un voyage en Inde, que la relative proximité des lamas faisait illusion en Europe mais que, là-bas, il avait vu un vieillard fondre en larmes de dévotion pour avoir été autorisé à baiser le bas de la robe de Son Eminence! Les deux fils du couple franco-tibétain sont aussi des rimpotchés, élevés en France où l’éducation, même si elle ne fait que reproduire l’idéologie dominante, est ouverte à tous sans qu’il soit nécessaire de se faire ordonner moine; imaginons donc qu’un des deux se découvre une passion dévorante pour l’œuvre, disons par exemple, de Victor Hugo, au point de tout connaître sur notre génie national; ne pourrait-on pas alors avancer qu’un peu de l’esprit de l’auteur des Misérables et des Contemplations s’incarne en cet admirateur, comme nous portons témoignage de tout un héritage culturel, avec des nuances d’un individu? Il conviendrait de mettre un peu plus de distanciation dans l’aperception du langage symbolique, en particulier vis-à-vis de ce mythe de l’incarnation et cesser de le prendre au pied de la lettre, ne serait-ce que par hygiène mentale, ou de jouer les tartufes.
D’ailleurs, à propos du bourrage de crâne intensif que subissent les moines tibétains dès leur plus tendre enfance, il y a des communautés qui se sont vu inquiétées pour moins que cela!
On connaît la formule qui veut qu’une religion soit une secte qui a réussi: le bouddhisme tibétain n’échappe pas à cette définition. Il invite en effet l’adepte à se désintoxiquer, en quelque sorte, des mauvaises habitudes, à reprogrammer son comportement pour obtenir le contrôle sur son esprit dont dépend tout son bonheur et son malheur, à s’engager dans un processus de purification et d’accumulation d’énergie. Parmi les techniques proposées pour se déconditionner, il en est une, le nyoung-nai, qui dure quarante-huit heures reconductibles, on peut en enchaîner plusieurs, et associe la pratique à l’observance du jeûne – souvent décrié parce qu’il rend vulnérable et influençable – et du silence. La récitation de milliers, voire de millions de mantras dont le célèbre OM MANI PADME HUNG n’est pas, loin s’en faut, le plus long, permet de suspendre le flot des pensées et les associations d’idées afférentes; sous le nom de prière de Jésus, le procédé était connu des moines de l’Eglise d’Orient et constitue la substance des Récits d’un pèlerin russe. Sans vouloir être exhaustif, citons également la fameuse méditation, qui existe sous ses trois formes : analytique, proche de la contemplation chrétienne; la méditation sous forme de prière pour changer son esprit; enfin la méditation sur un point pendant laquelle il faut s’efforcer de devenir simple conscience de l’objet de concentration en perdant la dualité sujet/objet… Sous le nom de renoncement, l’un des trois grands principes de la Voie, il est également conseillé au néophyte de se retirer, ne serait-ce que provisoirement, le temps d’une retraite, à l’écart du monde dont les plaisirs, même les plus anodins, sont contaminés par la souffrance: plus le moindre réconfort à attendre, même des « premières gorgées de bière »… Le dernier trait caractéristique pouvant assimiler le bouddhisme tibétain à une secte est la relative opacité des comptes et, en particulier, de l’affectation des excédents financiers. Si la loi de 1901 fait obligation à l’hôte de passage de souscrire une carte de membre adhérent pour pouvoir profiter des prestations offertes par l’association, ce statut ne donne pas obligatoirement droit de participer aux assemblées générales où ne sont convoqués, la plupart du temps, que les membres résidents et bienfaiteurs agréés par le bureau, ni droit de vote ou de regard sur le budget ou le contenu des programmes d’enseignements.
Cela me rappelle le lama venu donner une série de conférences et faire la promotion de son dernier livre dans une cité balnéaire de la côte atlantique. Comme il en profitait pour proposer de menus bibelots pris sur sa cassette personnelle, à l’insu de la boutique du centre voisin dont il avait la charge, il avait fait se déplacer deux disciples d’Allemagne: l’une, mère de famille, venait d’Heidelberg, l’autre de Haute-Franconie où elle s’était occupée du pékinois, un comble, appartenant à son gourou pendant le voyage de ce dernier aux Etats Unis. Si ce n’est pas un abus de pouvoir… psychique. Il y a aussi l’interprète tibétain arriviste qui monte sa petite boutique d’artisanat en ville et se montre, au fil des ans, un redoutable homme d’affaires. Le moine exilé qui se morfond en France car il ne rêve que de gagner l’Amérique. La maîtresse de cérémonie qui s’impose et en impose pour enseigner un yoga abracadabrant qui lui a permis de retaper une ruine dont la piscine est en construction, tout cela cousu du fil blanc des bons sentiments. Bref, tout ce que le Canard Enchaîné nommait dans un numéro spécial « Le bazar de l’irrationnel ».
L’impunité dont jouissent ces procédés pour le moins équivoque provient bien sûr de l’incroyable entregent du dalaï lama. A user ses sandales dans l’antichambre des puissants de ce monde, avec une ingénuité de Huron, il a pris une envergure qui fait de lui l’ambassadeur incontesté de son pays et le pape du bouddhisme, comparable à l’apôtre de la non-violence que fut en son temps le mahatma Gandhi. Il y a quelques années, une campagne de prévention de la ligue anti-alcoolique montrait en plan rapproché une jeune femme couverte d’ecchymoses; le slogan, qui s’adressait à son compagnon, disait: « Tu t’es vu quand t’as bu? » (sous-entendu: de l’alcool). Dans un sketch, le trio comique de Canal+, les Nuls pour ne pas les nommer, détourna l’idée en présentant une jeune femme physiquement indemne, certes, mais qui confiait à la caméra, en débitant une logorrhée irrépressible, les mille soucis quotidiens qui meublaient sa solitude et dont elle faisait une montagne; le message devenait:
« Tu t’es vue quand t’as bu … de l’eau?! ». C’est un peu ça, le prix Nobel de la Paix: « Tu t’es vu quand t’as bu… du thé au beurre rance? », qu’il confesse apprécier accompagné de momos (sorte de raviolis tibétains) et tsampa (farine d’orge). Sa candeur constitue sa grande force; comme un enfant, on n’ose pas l’interrompre pour lui annoncer que le Père Noël est une ordure. Alors on le laisse enfoncer les portes ouvertes. Et il cause, il cause, ponctuant ses propos d’éclats de rire qu’il se défend d’instrumentaliser, les médias s’en sont chargés, c’est tout ce qu’il sait faire, de causer! Pas du complexe d’Œdipe et de la polyandrie, ni de l’influence du surréalisme sur l’iconographie tibétaine, non. Pourtant il se répète inlassablement, avec de plus en plus de succès auprès des gogos. Il casse littéralement la baraque, avec ses roulements d’yeux et ses gestes cabalistiques, et en trois décennies, il aura bientôt rattrapé vingt-cinq siècles d’ «oubli de l’Inde ».
A ce sujet, n’en déplaise à Roger-Pol Droit, l’amnésie fut passagère: dans le sillage des troupes d’Alexandre le Grand (327-325 avant notre ère), dès le Ier millénaire, l’art gréco-bouddhique du Gandhara est « le fruit d’une rencontre entre deux mondes qui se sont aimés et respecté: la Méditerranée helléniste, éclairée par la philosophie d’Aristote, et l’Inde védique, illuminée par celle de Siddharta le Bouddha, rappelle Philippe Flandrin dans le N°298 du mensuel Géo. Le Bouddha, poursuit-il, jusque-là symbolisé sous l’aspect de la roue, trouve alors forme humaine et, avec lui, Avalokitesvara, Maitreya et les autres bodhisattvas, les saints de la Voie droite, comme on appelait alors le bouddhisme. »;.l’un des chefs d’œuvre de la littérature bouddhique en pali se présente comme un dialogue, conduit selon le modèle socratique, entre le roi grec de Bactriane, Milinda, le Ménandre de Plutarque, et le sage bouddhiste Nãgasena. La seconde partie de la conversation, à l’issue de laquelle, vaincu, converti, le roi aurait décidé d’abandonner le pouvoir et de se faire moine, évoque une « cité idéale » qui ressemble à La République de Platon. « L’ouvrage est grec de facture mais bouddhiste d’inspiration », selon Jean Varenne (Dictionnaire du Bouddhisme, Encyclopedia Universalis) Au passage, Nãgasena invite le souverain à fermer les yeux et à s’imaginer dans son palais;.voilà en quoi consiste, dit-il en substance, le pouvoir miraculeux de se déplacer instantanément d’un lieu à un autre, battant en brèche une légende. Il faudra attendre la seconde moitié du XIXème siècle pour que l’intelligentsia européenne redécouvre ce qu’elle prendra à tort pour le « culte du néant » puisque, dixit Guéshé Sonam Rinchen, « même le vide lui-même n’a pas d’existence véritable, puisque c’est aussi un phénomène dépendant. Ainsi donc, les objets, les sujets et les antidotes sont tous vides d’existence réelle ». Tous les enseignements bouddhiques culminent en ce constat de l’absence d’existence inhérente, propre, de tous les phénomènes, en particulier du soi et de la personne. Et cela depuis Bouddha qui, au pic des vautours – ainsi surnommé à cause de la forme de deux rochers qui le dominent -, dans son sermon le plus célèbre, le fameux « Soutra du cœur » (Prajnaparamita soutra en sanscrit : perfection, essence de la sagesse, connaissance transcendante) établit : « Ainsi dans le vide, il n’est ni forme, ni sensation, ni pensée, ni imagination, ni conscience. Ni œil, ni oreille, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit, ni couleur, ni odeur, ni son, ni goût, ni toucher, ni œil, ni monde du regard, ni monde de la conscience non plus ; ni ignorance, ni combat contre l’ignorance, ni vieillesse, ni mort non plus, ni combat contre la vieillesse et la mort. Ni souffrance, ni cause de souffrance, ni de Nirvana, ni de voie ; ni sagesse, ni réalisation non plus, parce qu’il n’est pas de non-réalisation. »
Malgré la liberté de cette traduction , le sens du message n’est pas d’une transparence manifeste. Alors qu’on nous permette de tenter de l’élucider à l’aide d’un montage de citations empruntées à l’œuvre du psychologue Paul Diel (1893-1972) : "... le monde existe tel que nos organes de perception nous le présentent [...] le monde perçu dépend de la spécificité des organes perceptifs [...] Les fonctions psychiques ne peuvent s'exercer qu'avec l'appui d'organes somatiques, dont ceux de la perception. [...] quelle idée pouvons-nous avoir de l'univers olfactif d'êtres aussi proches que nous que les mammifères? Quelle est l'ambiance que l'insecte découpe à l'aide de ses yeux à facettes et de ses antennes? S'il n'existait que des insectes, ne serait-il pas insensé de prétendre que l'univers perçu par l'homme existe?" (La peur et l'angoisse) "... l'univers dans lequel l'homme se voit et se sent actuellement vivre. Univers qui est pour lui, sa pleine réalité mais qui n'existe en vérité que relativement à sa manière de percevoir." (ibid) " Les organes ne sont que l'aspect extériorisé et instrumental de la fonction psychique qui, de nature intentionnelle et finaliste, règle leur fonctionnement et définit la vie." (ibid) Ce qui rejoint William Blake, un autre mystique, qui, dans Le mariage du ciel et de l'enfer écrit: " L'homme n'a pas un corps distinct de son âme, car ce qu'on appelle corps est une partie de l'âme perçue par les cinq sens, principales entrées de l'âme dans cette période de vie."
" La temporalité et l'espace sont imaginés comme mis en place avant l'apparition de la vie, comme nécessaires afin que puisse apparaître la vie. [...] En fait, toute organisation psychosomatique crée avec elle son propre espace-temps. La perception d'un espace ne peut se faire sans les organes de la perception ni sans la capacité psychique d'interpréter les perceptions. Ce cadre spatio-temporel, qui est propre à l'homme, n'existe que pour lui; ce qu'il en a existé sans l'homme -ce qu'il fut- reste mystère pour l'homme." (Symbolisme dans la Bible) « Le terme « mystère » signifie uniquement : limite de la compétence de l’esprit humain. » (La divinité) « … tout ce qui concerne « l’au-delà » de ce monde spatio-temporel est inaccessible à la compréhension.» (Symbolisme dans l’évangile de Jean) « … en dépassant les limites de l’espace et du temps […] l’esprit humain ne rencontre que la limite de sa compétence […] le mystère est, par définition, en soi, inexistant. Il n’existe que relativement à la pensée humaine. » ( La peur et l’angoisse) « Le mystère n’est ni infini ni fini, c’est pourquoi il est indéfinissable. Il n’est ni existant ni inexistant : il existe, mais uniquement pour l’esprit humain en tant qu’impénétrable mystère de l’existence. Il n’est ni éternel ni temporel, car il n’est pas le fait apparent d’un écoulement sans fin du passé vers le futur ; l’éternité ne peut être imaginée que par l’image inimaginable d’une éternelle présence. Le mystère n’est ni immanent ni transcendant à l’existence spatio-temporelle : IL EST TRANSCENDANT A LA REFLEXION ET IMMANENT A L’EMOTION. Et ainsi de suite pour toutes les attributions à la fois vraies et fausses […] » (La divinité)
« L’effroi devant le mystère de la vie et de la mort est l’émotion sacrée, vraie religiosité. » (ibid)
Cette émotion est le petit supplément d’âme qui fait tourner le monde bouddhique : que voulez-vous que ce soit d’autre ? Voilà leur « Grand Secret », pour parler comme Henry Michaux, leur fonds de commerce, pour être plus prosaïque. Avec, cependant, cette particularité propre à la pensée orientale qui veut que la connaissance ne demeure pas uniquement théorique mais s’investisse dans un art de vivre, une éthique en accord avec les principes révélés au terme d’une réflexion approfondie. Ainsi des techniques méditatives d’«introspection élucidante », pour reprendre la terminologie diéliènne, vont être mises en œuvre qui non seulement vont progressivement conduire à cette vérité, « la Voie », « le Chemin », « le Sentier », mais permettent également d’en faire l’expérience concrète, au-delà des concepts en l’occurrence, jusqu’à ce que cette prise de conscience imprègne naturellement le comportement, jusque dans les moindres gestes de la vie quotidienne. « L’Eveil », « l’Illumination » : ces métaphores parlent d’elles-mêmes et contiennent bien l’idée d’une transformation radicale.
La légende veut que Bouddha Shakyamouni – canonisé par l’Eglise, au Moyen Age, sous le nom de Saint Josaphat – lorsqu’il atteignit lui-même cette Illumination, sous l’arbre de l’Eveil, à Bodhgaya, demeura près d’une cinquantaine de jours en méditation, hésitant donc à divulguer ce Grand Secret que le monde ne lui semblait pas assez mûr pour recevoir : il n’avait peut-être pas tort ! Ce n’est que sur l’insistance de cinq anciens compagnons d’austérité qu’il retrouva dans un parc de Bénarès, de cinq ascètes ( 17h-19h, aurait dit Pierre Dac !), qu’il délivra là son premier sermon en énonçant les Quatre Nobles Vérités - « nobles » dans la mesure où elles ne sont perçues que par des êtres supérieurs -, le credo bouddhique, ralliant du même coup ses cinq premiers disciples. On connaît la suite…, aujourd’hui l’Octuple Sentier est reconnu religion d’état dans de nombreux pays orientaux et cela sans « djihad », sans le moindre coup de canon, ni verser la moindre goutte de sang ; la seule image douloureuse associée à cet art de non-vivre étant celle de bonzes qui s’immolaient par le feu pour protester contre la guerre du Vietnam : on ne peut qu’être admiratif devant ce sens du sacrifice poussé à l’extrême, au point de toucher au sublime. Il convient cependant de distinguer entre le Théravada (« Ecole des Anciens ») du Sud-Est asiatique (Sri Lanka, Birmanie, Thaïlande et Indochine), doctrine qui a conservé son caractère initial de salut individuel, et le Mahayana (« Grand Véhicule ») qui a conquis tardivement la Chine, la Corée et le Japon, et dont, sous l’idéal de sainteté du « bodhisattva », tout prosélytisme n’est pas exclu : au contraire, comme les boy-scouts qui forcent une vieille dame a traverser la rue pour accomplir leur b.a., il s’agit de sauver les autres, presque malgré eux, en prêchant par l’exemple et le raisonnement logique, il est vrai, plus que par argument d’autorité. La persuasion se fait ainsi insistante et insidieuse et on a déjà mentionné le formidable pouvoir de syncrétisme, de mimétisme pourrait-on dire, du bouddhisme, sauf sous nos latitudes apparemment.
Quant au véhicule tantrique des régions mystérieuses du Tibet et de la Mongolie extérieure, il s’est d’abord formé en Inde, à partir du VIIème siècle et ressort, à vrai dire, au Grand Véhicule. C’est une revanche de l’hindouisme et de la luxuriance de la pensée indienne se manifestant, en particulier, par l’introduction de divinités féminines, à l’encontre de la misogynie, attestée à maintes reprises, de l’ex-prince Siddharta. Au Tibet, ce Véhicule du Diamant (Vajra), qui se veut aussi inaltérable que cette pierre précieuse, fusionne avec les rites de sorcellerie et les procédés magiques de l’ancienne croyance animiste : le boen. Son importation en Occident s’effectue cependant en dehors de toute considération ethnologique, on l’a vu, et sans autre conséquence que de chambouler la hiérarchie qui s’établissait, au Pays des neiges, entre les quatre grandes écoles du bouddhisme en fonction de leur nombre d’adeptes ; à savoir, au début de l’occupation chinoise et par ordre décroissant d’importance : Guélougpas, Sakyapas, Kagyupas et Nyingmapas.
Du fait de leur implantation précoce, les Kagyupas occupent à présent chez nous la première place, également du fait du puissant magnétisme qu’exerçait leur précédent chef de lignée, le fameux Karmapa, ou de personnalités attachantes comme Kalou Rimpoché et Lama Guendune, correspondant respectivement, dans notre inconscient collectif, à l’image du « vieux sage de la montagne » et du « yogi ermite ». Parmi les pionniers en Angleterre puis aux Etats Unis, mentionnons le flamboyant et fécond Chögyam Trungpa qui défraya la chronique, « adoptant un style de vie non conventionnel, voire choquant » et, sur la fin de sa vie, « un comportement difficile à pénétrer », pour reprendre les doux euphémismes de Philippe Cornu dans son Guide du bouddhisme tibétain ; face à des excès que lui-même mettait au compte de sa « folle sagesse », ses disciples américains, peut-être pour le coup par excès de pudibonderie, finirent par mettre en place un comité de vigilance chargé de surveiller les écarts de conduite des lamas… Le pourfendeur du « matérialisme spirituel », selon sa propre expression, eut tout de même le temps, avant de disparaître, de confier les clés de la boutique à son propre fils, Sakyong Mipham Rinpoché, « son titre de Sakyong (« Seigneur de la terre ») est lié à la tradition de Shambala introduite en Occident par Chögyam Trungpa Rinpoché », nous apprend encore le guide du président de l’Association Bouddhique de France, un peu comme Jean Nicot, seigneur de Villemain, introduisit en France une autre habitude tout aussi fumeuse ; en tout cas, on n’est jamais mieux servi que par soi-même. « Ah, Chögyam Trungpa, j’ouvre un de ses livres au hasard, j’en lis quelques lignes et je suis bouleversée pour le restant de la journée… », me confiait autrefois une fervente admiratrice proche de l’hystérie.
Curieusement, « l’école des Anciens », celle des Nyigmapas honnie de nos vertueux Kadampas modernes et qui aurait pu, à juste titre, passer pour la plus arriérée, réunit les suffrages, en France tout au moins, d’une sorte d’aristocratie du bouddhisme tibétain. Il est clair, par exemple, qu’en Dordogne, si le centre kagyu, qui s’est développé autour de ce qui n’était au départ qu’une ferme en ruine, est ouvert au tout-venant, le manoir de La Sonnerie, qui avoisine et où se sont installés les Nyigmapas, est fréquenté par une clientèle beaucoup plus triée sur le volet, voire élitiste ; à commencer par les propres enfants de ce philanthrope anglais qui, sans doute pour s’excuser de devoir sa fortune au dépôt d’un brevet sur les systèmes de radar, lors de la Seconde guerre mondiale, fut le premier, dans les années 75, à offrir des terres aux lamas pour s’y établir, à proximité du château de Chaban qu’il venait d ‘acquérir. Ouvert aux laïcs, doté d’un clergé séculier dont les représentants, aux allures de chamans amérindiens, s’expriment dans le style dépouillé et elliptique proche de celui des haïkus japonais et des énigmatiques kôans zens, ce mysticisme de pacotille fortement imprégné d’occultisme doit une grande partie de son succès à la faconde du jovial et mondain Sogyal Rimpoché. Elevé depuis sa plus tendre enfance dans la soie, ce « lama des stars », Isabelle Adjani et Jeanne Moreau entre autres, est un peu notre Chögyam Trungpa à nous. Poupin, pour ne pas dire rondouillard, ce diable de petit bonhomme grassouillet à l’air malicieux est l’auteur d’un best-seller : Le Livre tibétain de la Vie et de la Mort, dont le titre racoleur s’inspire bien sûr du Bardo Thödol, guide des voyageurs dans l’au-delà dont la première rédaction remonte au VIIIème siècle, et fait également écho au livre des morts égyptien. Comme Trungpa, avec l’aval du Dalaï lama dont il cultive avec diplomatie l’amitié, ce tulkou (réincarnation officiellement agréée) a créé lui aussi sa propre ligne de « produits », les centres Rigpa, concept maison ineffable, qui se sont spécialisés
dans l’accompagnement des personnes en fin de vie, c’est-à-dire les mourants, qui sont, évidemment, accompagnés jusqu’au trépas, pas jusque chez le notaire…
Malgré le charisme de son leader incontesté, Sa Sainteté elle-même, l’Eglise officielle du Tibet, celle des Guélougpas majoritaires chez eux, pâtit de sa réputation d’intellectualisme - vice rédhibitoire dans le monde du sacré - et de son strict idéal monacal. C’était le bouddhisme des théologiens érudits et des grands monastères : on y compte moins en années de retraite solitaire qu’en années d’études ; il a du fait de cette orthodoxie moins bien voyagé, s’est moins bien exporté mais, gouvernement en exil oblige, c’est celui qui milite le plus pour la cause tibétaine. Ses fidèles occidentaux sont souvent, au départ, d’anciens routard qui n’ont pas rompu tous les ponts avec Katmandou, Dharamsala ; la fascination pour l’Inde, le Népal, est encore vive. Le clergé guélougpa, pour le coup on ne peut plus régulier, compte d’austères abbés et des docteurs ès religion, les guéshés ; dans ses implantations internationales, où l’anglais est de bon ton, la culture tibétaine sous tous ses aspects est également objet de vénération, le gouvernement chinois y est par contre voué aux gémonies : bref, pas toujours facile d’y démêler, à l’image du rôle joué par son champion toutes catégories, la part du spirituel et du temporel, les deux casquettes que porte Tenzin Gyatso. Enfin, malgré la présence d’une Eminence en Normandie et d’un centre mère en Alsace, les hiérarques sakyapas font, par comparaison, peu parler d’eux et souffrent d’un déficit d’image, d’un retard à rattraper dans leur communication, d’autant plus qu’ils semblent posséder toute une mythologie complexe qui leur est particulière. Cette relative discrétion, soit dit en passant, est tout à leur honneur ; on leur prête un tempérament et des talents artistiques : pourtant, après ceux des Drukpa-kagyus, leurs rituels sont ce que j’ai entendu de plus discordant, alors allez savoir…

La scène a lieu il y a une vingtaine d’années de cela. Le public est rassemblé dans la bergerie désaffectée du château, tout un symbole vous allez voir. La salle est comble. Un lama qui, depuis, n’a toujours pas cessé de parcourir le monde, assis en tailleur sur un trône devant un auditoire attentif, massé à ses pieds sur des coussins, conclut sa conférence du jour par ces considérations : « Si je suis sur cette montagne - il désigne sa droite -, je vais dire que je suis « ici » et la montagne située en face - il désigne sa gauche -, je l’appelle « là-bas » ; maintenant, si je change de montagne – il montre sa gauche – « là-bas » devient « ici » et, à présent, - il montre sa droite- « ici » est devenu « là-bas » ! » (une onde de joie parcourt le public). Après un tel effort de réflexion, une pause s’impose et le lama nous la propose, en nous invitant à profiter de cette interruption pour réfléchir, en déambulant dans le parc de la propriété, aux profonds enseignements qu’il vient de délivrer. Lui-même quitte en premier la salle qui, lui emboîtant le pas, se vide peu à peu. Mais ce qui est proprement atterrant est que, par instinct grégaire, les membres de l’assistance se mettent spontanément en file indienne, à la queue leu leu, derrière le moine qui, le premier surpris de voir se former derrière lui cette procession, finit par s’en amuser avant de leur demander de se disperser pour poursuivre cette promenade méditative. Tant que nos contemporains auront de tels réflexes et se montreront aussi dociles, point n’est besoin d’épiloguer davantage, la « machine à décerveler » a de beaux jours devant elle.

FIN